Près d’un adulte sur trois souffre de douleurs chroniques. Mais ce n’est pas une fatalité, explique le Dr Patrick Ginies, chef du centre d’évaluation et de traitement de la douleur au CHU de Montpellier, à l’occasion de la Journée mondiale de la douleur, le 14 octobre.
Anesthésiste-réanimateur de formation, le Dr Patrick Ginies dirige un service pionnier, ouvert en 1979 au CHU de Montpellier. Patchs au piment, montre connectée, stimulation magnétique… il rappelle que les traitements actuels s’ouvrent de plus en plus aux techniques non médicamenteuses.
Près d’un Français sur trois souffre de douleurs chroniques, sommes-nous à un tournant dans la prise en charge ?
Il existe une nouvelle stratégie, car en 70 ans de recherche, nous avons fait beaucoup de progrès dans la compréhension des mécanismes de la douleur, mais nous ne disposons pas de nouveaux médicaments.
Il existe de nombreuses nouvelles molécules testées sur les animaux, mais lorsqu’on passe à l’humain, on est confronté à de tels effets secondaires qu’on arrête d’utiliser les produits. Ce qui pose également des questions sur les protocoles de recherche, qui commencent toujours chez les animaux.
A Montpellier par exemple, nous testons aujourd’hui dans un essai de phase 2 une molécule qui a eu des effets spectaculaires sur les animaux, mais nous craignons que les choses ne soient pas aussi concluantes lorsqu’on passera chez l’homme.
Au cours des cinq prochaines années, aucun nouveau médicament ne sera mis sur le marché.
Aujourd’hui, on s’en tient aux analgésiques « classiques », codéine, Tramadol, etc.
C’est ça. Avec la particularité qu’à partir du 5 décembre, ces produits seront prescrits par prescription sécurisée.
Ce qui veut dire ?
Il y a toujours de l’inquiétude face à ce qui se passe en Amérique avec les analgésiques : un usage abusif, voire un scandale sanitaire. En 2023, 130 000 personnes mourront aux États-Unis à cause d’un abus d’opioïdes.
« L’abus de morphine peut vous rendre hyperalgésique, vous êtes écorché vif »
Mais nous ne sommes pas là en France !
Pas du tout, en fait. Mais nous avons chaque année quelques centaines, 400 ou 500 accidents dus à ces analgésiques.
C’est cette angoisse du mésusage à grande échelle qui nous fait prendre conscience qu’il y a un mésusage des analgésiques, mésusages qui se multiplient. D’où la nécessité d’une plus grande rigueur dans la prescription, avec des prescriptions sécurisées, renouvelables chaque mois.
Les analgésiques dits « classiques », comme le Doliprane, seront toujours disponibles en vente libre. Mais les opioïdes faibles et les opioïdes, ceux classés « niveau 2 », seront davantage contrôlés. Ils seront contrôlés comme la morphine, qui est un analgésique de niveau 3.
Pour quoi ?
Parce qu’il y a eu des excès. Pour la fibromyalgie, par exemple, les gens ressentent tellement de douleur qu’il y a eu un abus de morphine.
La morphine soulage-t-elle encore les malades ?
Non, cela n’a aucun effet. Au contraire, mal prescrite, la morphine provoque une hyperalgésie ! Les patients sont écorchés vifs, c’est un effet paradoxal.
La douleur ne se traite pas forcément par la chimie…
On a longtemps cru qu’il n’y avait que des douleurs de chair, des inflammations, des cancers, des fractures, des abcès… ces douleurs sont bien maîtrisées.
Là où il y a eu des progrès, c’est dans la prise en charge des douleurs neuropathiques, des douleurs dues à de petites lésions nerveuses, qui envoient des courts-circuits électriques : il s’agit du zona, des personnes ayant eu une sciatique multi-opérée, un traumatisme médullaire, un cancer du sein opéré, une radiothérapie… Ils explosent. Et nous avons de nouvelles stratégies : les anesthésies locales via des patchs, par exemple.
Nous avons un patch à base de poivre de Cayenne. Depuis quatre à cinq ans, nous recevons douze patients par jour. Nous mettons un patch pendant une heure, tous les trois mois. Et nous avons des résultats significatifs : en donnant une « claque » aux circuits de la douleur, nous réduisons la douleur jusqu’à 50 %. Ensuite, il l’efface souvent, et diminue son intensité.
L’explosion des techniques non médicamenteuses
Dans un cadre bien défini, il ne s’agit pas de jouer aux apprentis sorciers…
Bien entendu, avec un protocole et des instructions de manipulation, la puissance de ce piment est dix fois supérieure à celle du piment le plus fort.
Cette option s’inscrit dans l’explosion des techniques non médicamenteuses.
Mais ce n’est pas tout…
L’autre révolution, c’est l’explosion des techniques non médicamenteuses, cette fois face à la douleur chronique. Le traitement comprend une éducation thérapeutique pour comprendre les mécanismes de la douleur, et les comportements qui provoquent la douleur, qui font entrer dans cet enfer de la douleur chronique.
Il n’y a pas de solution miraculeuse, il existe une approche collaborative entre le patient et l’équipe médicale.
Est-ce de la psychologie ?
C’est plus compliqué. Souvent, les psychiatres sont aux prises avec des patients souffrant de douleurs chroniques, confrontés aux échecs de toutes les spécialités : neurologique, rhumatologique, oncologique, etc.
Quiconque souffre de douleur chronique subit un peu de perturbation sociale, un peu de perturbation psychologique, un peu de perturbation biologique. Nous devons comprendre comment le patient est arrivé là, comment il peut s’en sortir, et obtenir de l’aide avec des techniques non médicamenteuses. Ce qui est nouveau, c’est que certains sont validés.
De quoi s’agit-il ?
Musicothérapie, avec la technique Music Care validée : vous choisissez votre morceau de musique, et on le travaille, la musique s’allonge, ralentit… l’amélioration est d’environ 30%. De nombreux centres anti-douleur, et centres thermaux comme Lamalou et Balaruc-les-Bains, disposent de cette pratique. Un dossier a été déposé auprès de l’agence du médicament, il a été validé mais pas encore remboursé.
Nous travaillons également avec des ondes dites « millimétriques », sur le principe de la neurostimulation, pour la fibromyalgie par exemple et les personnes qui contrôlent mal la douleur : une équipe grenobloise a inventé une montre, Remedee, qui stimule ainsi le contrôle opioïde de la douleur. . Il a été validé comme équipement médical. La première étude s’est révélée positive à 60 %, auprès de patients souffrant de douleurs chroniques.
Autre piste : la stimulation magnétique transcrânienne. Les études commencent à sortir. Nous remettons enfin au goût du jour des techniques anciennes, comme l’hypnose.
C’est un changement de paradigme dans la façon dont les médecins se présentent. Il faut quelques mois pour ressentir une douleur chronique, mais des années pour s’en sortir. Le défi est compliqué. En France, 17 à 20 % de la population souffre de douleurs chroniques insurmontables.
« L’efficacité du cannabis est modeste »
Et y a-t-il un intérêt pour le cannabis ?
Tout le monde nous le demande. Nous avons terminé l’expérience. Le CBD est en vente libre, tout le monde peut l’essayer. Il y a un petit effet anxiolytique. Le THC est très peu analgésique, mais un peu somnifère, un peu sédatif… et un peu interdit. Les Canadiens qui ont libéralisé le cannabis depuis cinq ans n’ont pas réalisé le chiffre d’affaires escompté. Dès qu’on le permet, il perd de son efficacité…
L’efficacité sur la population générale est modeste, elle peut être intéressante selon les personnalités et les pathologies, elle a prouvé son efficacité lorsqu’on souffre de sclérose en plaques. Mais cela ne fonctionne pas sur la fibromyalgie. Et ça a des effets secondaires, ça provoque une diminution de la vigilance, on ne peut pas conduire…
Quels conseils donneriez-vous à une personne souffrant de maux de dos chroniques, la « maladie du siècle » comme on dit souvent ?
La douleur vient souvent d’un « mauvais ajustement », d’une tension excessive dans tous les actes de la vie quotidienne, de jour comme de nuit, des années avant son apparition, chez des personnes qui ont parfois instauré une rigidité dans leur schéma corporel depuis l’enfance ! Je ne vais pas l’envoyer chez le psychologue, il va se crisper encore plus ! Et le rhumatologue ne va pas l’interroger sur son projet corporel initial… Cette douleur est une armure, qui a été mise en place pour se protéger des souffrances archaïques, parfois mineures, qui, sans cette carapace, pourraient faire exploser le noyau. personnalité de l’individu.
Pendant 40 ans, nous avons recherché un mécanisme défectueux. Mais ce n’est pas le problème… tout le monde a des hernies, des becs de perroquet, de l’arthrose… et tout le monde n’a pas mal. Chez cette personne, cela déclenchera deux fois plus de douleur.
Lors de la consultation qui sera réalisée dans l’unité douleur, nous tenterons de déprogrammer cette opération. Nous améliorons 52% des patients. Mais la douleur est un phénomène complexe, on préfère parfois la garder car on ne sait pas exprimer autrement son mal-être.
Le problème reste l’accès à ces consultations, combien de temps faut-il attendre, six mois, un an ?
Si vous appelez pour prendre rendez-vous, l’attente sera longue. Vous avez toujours besoin d’une lettre d’un médecin. Les personnes atteintes d’un cancer, ou d’une maladie très grave, d’une migraine sévère, ont une consultation en semaine. Pour les situations intermédiaires, cela prendra quelques mois. Et finalement, comme nous sommes inondés de demandes pour la fibromyalgie, cela prendra plutôt neuf mois.
Nous avons formé 3 000 infirmiers en 40 ans, des médecins… Mais cinq à six millions de Français « souffrent », et il y a 300 médecins spécialistes en équivalent temps plein. Notre discipline n’attire pas, nous gérons l’échec des autres disciplines, et les conséquences d’une société stressante.