Pas d’eau, pas de pétrole : la sécheresse en Alberta, « cas d’école » de l’impact négatif du risque climatique sur les entreprises
Au Canada, en Alberta, principale province pétrolière de cette grande puissance productrice, le sable est mélangé à de l’or noir. Ce territoire de l’Est renferme, sur plus de cent mille km2 de forêts boréales et de tourbières, une grande partie des réserves prouvées de pétrole brut du Canada (les troisièmes au monde derrière celles du Venezuela et de l’Arabie Saoudite), avec plus de 100 milliards de barils : un peu au niveau du sol (3 à 4 %), jusqu’à 75 mètres, mais surtout plus profondément. L’extraction se fait par fosse à ciel ouvert ou par récupération in situ, ce qui nécessite de la vapeur à haute pression pour liquéfier le bitume et l’écouler vers les puits d’extraction. Dans les deux cas, l’eau, rare, est indispensable à la production ; par centaines de milliards de litres chaque année. Plus 200 milliards, selon le régulateur de l’énergie de l’Alberta. C’est plus que la consommation annuelle d’une ville comme Paris, sachant que, selon les chiffres du gouvernement du Canada, 1 à 4 barils d’eau douce sont nécessaires pour produire 1 baril de pétrole (159 litres) dans les opérations de surface, contre à un demi-baril pour une exploitation en profondeur. L’Alberta produit près de 4 millions de barils par jour. Pétrole essentiellement non conventionnel, provenant des régions d’Athabasca, de Peace River et de Cold Lake.
Contrairement au pétrole brut conventionnel, qui se présente sous forme liquide, les sables bitumineux sont un mélange de pétrole semi-solide, de sable, d’argile et d’eau. Une matière visqueuse et acide qui ne peut pas être pompée et nécessite plus de traitement, d’énergie et d’eau. « Sables bitumineux (une des huiles les plus sales à produire, très émettrice de gaz à effet de serre) prendre environ 3 m3/tep (tonne équivalent pétrole) d’eau, contre 2,2 m3/tep pour le pétrole de réservoirs étanches et 1,1 m3/tep pour le pétrole de schiste »dit la banque privée Oddo BHF, pour qui la sécheresse en Alberta est un « cas scolaire » de « risque physique climatique chronique ». Un jargon conceptualisé en 2017 par la TCFD (Task Force on Climate- Related Financial Disclosure), un groupe de travail présidé par Michael Bloomberg, homme d’affaires et ancien maire de New York, au sein du conseil de stabilité financière du G20, « permettre aux pays membres, et en particulier aux entreprises de ces pays, de mieux divulguer les risques financiers liés au changement climatique »explique Marc Lavaud, analyste ESG, l’un des nouveaux métiers de la finance venus accompagner la montée, ces dernières années, des enjeux de durabilité et de l’intérêt pour l’investissement socialement responsable.
Transport de l’eau par camions
« La TCFD a divisé les risques liés au climat en deux grandes catégories : les risques de « transition », liés à la transition vers une économie plus faible en carbone (comment les entreprises courent des risques financiers en cas de transition rapide, par exemple quels effets sur le chiffre d’affaires des entreprises) un constructeur automobile qui vendait beaucoup de véhicules thermiques ?) et les risques ‘physiques' ». Ils s’interrogent sur les effets du réchauffement climatique, comme les sécheresses, sur les comptes des entreprises.
Le stress hydrique en Alberta, qui entre dans sa quatrième année consécutive, pourrait entraîner une augmentation des coûts de production (en raison de la relocalisation des forages vers des sites ayant accès à l’eau ou de leur transport par camions). « Cette hausse des coûts pourrait être synonyme de projets moins rentables (point mort aujourd’hui autour de 40-50 dollars le baril) et donc à terme réduire le nombre de puits. » Ce scénario avancé par Baptiste Lebacq, spécialiste des compagnies pétrolières chez Oddo BHF, « entraînerait une réduction de la consommation de tubes (impact négatif pour Tenaris et Vallourec) », entreprises qui fournissent les tubes sans soudure qui transportent le brut dans les puits. L’occasion pour Marc Lavaud de souligner que « Le risque climatique est souvent macroéconomique et diffus. Là, c’est aussi microéconomique. Cela affectera directement les sociétés pétrolières opérant en Alberta (principalement des entreprises canadiennes, dont Suncor) mais aussi des entreprises de l’écosystème des services. » L’Amérique du Nord représente près de la moitié du chiffre d’affaires de la société française Vallourec qui, dans son dernier document d’enregistrement universel, synthèse des performances financières et extra-financières, écrit que « le groupe doit rester vigilant en intégrant les risques climatiques dans son processus de gestion des risques corporate. »
Selon un récent rapport de Deloitte du début avril, la sécheresse persistante en Alberta pourrait avoir un effet désastreux sur les sociétés pétrolières et gazières, au moment même où elles envisageaient d’augmenter leur capacité de forage. pour répondre à la demande pour le nouveau pipeline Trans Mountain (TMX), qui devrait entrer en service le mois prochain et reliera l’Alberta, en périphérie de Vancouver, à Burnaby, où se trouvent la raffinerie Chevron et le terminal maritime Westridge. Le Western Canadian Select, un pétrole lourd qui se vend moins cher que le brut léger américain, bien que plus coûteux à produire, sera exporté par voie maritime vers l’ouest des États-Unis et l’Asie. Il est déjà largement transporté vers le Midwest américain, où les raffineries sont équipées pour traiter ce type de pétrole.
Seuil d’alerte 4 sur 5
Les inquiétudes concernant les approvisionnements limités en eau augmentent, note Deloitte. « Certains régulateurs (des provinces de l’Ouest canadien) L’accès à l’eau est déjà restreint en raison de la sécheresse persistante de l’année dernière et du manteau neigeux inférieur à la moyenne dans les montagnes cet hiver. » La Colombie-Britannique est en alerte maximale à la sécheresse, soit 5 sur une échelle de 5, tandis que l’Alberta est au stade 4. « Si le stade 5 était atteint, le gouvernement serait alors amené à gérer par directives », explique Marc Lavaud, chez Oddo BHF. Le cours de la rivière de la Paix n’a jamais été aussi bas au cours de ce siècle. Depuis deux mois, les autorités locales discutent des solutions pour réduire la consommation d’eau avec les municipalités, les entreprises et les industries les plus exigeantes (agriculture et énergie en premier lieu).
L’irrigation des cultures dans les zones sèches représente 46 % de l’allocation d’eau de la province, qui tire 15 % de son PIB de l’industrie pétrolière et gazière, qui utilise 10 % des ressources en eau. « L’Alberta est la première province en termes de nombre d’appareils de forage actifs avec 207 derricks en opération à la mi-mars 2024 (soit 75 % des appareils de forage au Canada) »selon Oddo BHF. « L’apparition de sécheresses est rendue beaucoup plus probable par l’existence du changement climatique et par la hausse des températures »explique l’analyste Marc Lavaud qui rappelle que, selon une étude citée par le groupe 2 du GIEC, dans le AR6, une réduction de la disponibilité en eau due à des étiages plus fréquents pourrait interrompre les prélèvements d’eau à destination de la production de pétrole non conventionnel pendant deux à trois mois supplémentaires. chaque année d’ici le milieu du siècle, dans des scénarios de réchauffement élevé.
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est composé de trois subdivisions, chacune avec des missions d’évaluation différentes. Les experts du groupe 1 s’intéressent à la physique du climat. Avec leurs calculs, selon différents scénarios tels que « de combien la fréquence des tornades augmente-t-elle en cas d’augmentation des températures de 3 degrés », ils informeront les politiques sur un univers de possibilités. Le groupe 2 a un objectif plus concret, tout en s’appuyant sur les scénarios du groupe 1. Son rôle est par exemple de répondre à cette question : que faire si, à cause de l’augmentation de l’humidité, des maladies se propagent, comment puis-je m’adapter ? Jusqu’où peut-on le faire ? Quant au groupe 3, il renseigne sur l’état des connaissances en matière de lutte contre le changement climatique.
La flambée des prix du cacao et la baisse des rendements agricoles sont également liées au changement climatique.
La directive européenne sur le reporting durable des entreprises (CSRD), votée en 2022, fixe de nouvelles normes et obligations en matière de reporting extra-financier, entrées en vigueur cette année. Il concerne les entreprises cotées en bourse, petites et grandes, qui devront, dans leurs comptes 2024, informer le public de leur impact sur les personnes et l’environnement, ainsi que sur la manière dont les enjeux sociaux et environnementaux créent des risques ( ou opportunités) pour leurs activités.
« Aujourd’hui, en ESG, on parle beaucoup de climat, mais moins sous l’angle des risques physiquesnote Marc Lavaud. Nous nous intéressons davantage aux solutions d’atténuation (décarbonisation, énergies renouvelables, incitations à installer des panneaux solaires sur les toits des usines, etc.), moins à l’impact financier associé au changement climatique lui-même. .