Partagée 47 millions de fois sur les réseaux, « cette image n’est pas Rafah »
L’image montre, vu du ciel, un immense camp de déplacés, dont les tentes sont alignées à perte de vue, dans un désert entouré de montagnes. Au milieu, un message en majuscules, « Tous les regards sur Rafah ». Cette image, probablement générée par l’intelligence artificielle (IA), est massivement partagée sur les réseaux sociaux depuis le bombardement meurtrier par l’armée israélienne d’un camp de personnes déplacées à Rafah, au sud de la bande de Gaza, dimanche 26 mai. Le « modèle », partageable en un clic, a été attribué au compte shashv4012 sur Instagram, qui propose d’autres images similaires à partager.
Pour Laurence Allard, maître de conférences en sciences de la communication et chercheuse à l’Université Sorbonne-Nouvelle et membre de l’Institut de recherche en cinéma et audiovisuel, le partage de cette image pose question en raison de sa non-représentation du conflit.
Cette image envahit les réseaux sociaux depuis plusieurs jours. Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ?
Cette image a été partagée 47 millions de fois en soutien aux Palestiniens, mais quand on y pense, c’est assez choquant. Si cela fonctionne si bien, c’est parce que c’est une image lisse et soignée, avec un visuel doux de camp d’été. Il représente tout le contraire de l’État de Rafah.
L’intelligence artificielle qui a construit cette image a vu le sang et les victimes, a reconstruit le camp, l’a nettoyé. Cela ressemble à une hallucination visuelle : « Tous les regards sont tournés vers Rafah », mais elle n’a été attirée par aucun regard. Il y a une injonction paradoxale : nous voulons être solidaires d’une image où il n’y a rien. L’image est également très fluide et peut passer toute la censure algorithmique. Les internautes expriment alors leur soutien avec une image qui ne représente rien, mais c’est peut-être aussi parce qu’elle ne montre rien qu’elle est autant partagée.
Que révèle cette image ?
Cette image représente le « clicktivisme », c’est à dire que l’on partage une information en un clic avec un vague commentaire, mais on est à degré d’engagement zéro. On partage un slogan, et un visuel sans forcément y penser, s’y engageant très peu. Il s’agit d’un engagement minimal dans lequel on s’acquitte comme une personne qui ressent de la compassion, au minimum.
Nous sommes dans l’automatisation de la pensée, de l’opinion et des émotions. C’est une situation exceptionnelle qui en fait une image exceptionnelle, mais aussi très paradoxale. Il nous est demandé de regarder une image qui ne véhicule aucun message alors qu’elle pourrait véhiculer un message de vérité.
Quel impact cette image peut-elle avoir ?
Cette image est mobilisatrice, c’est une manière de participer à une conversation globale, une sorte d’activisme automatisé. De nombreux influenceurs participent également à ce partage massif car cela correspond à leur esthétique extrêmement maîtrisée. L’image lisse convient parfaitement à ce monde très aseptisé idéologiquement. Il s’agit d’une image publicitaire pour ces personnalités, pas d’un symbole politique. Son partage est un geste d’hypervisibilité qui fait un effet de refrain avec un slogan qui résonne.
Le partage de masse, et notamment le partage d’influenceurs, peut informer les gens sur la situation mais dans ce cas précis il n’y a aucune information. Cette hypervisibilisation a donc un effet invisibilisant, car cette image n’est pas Rafah.