« Parfois j’ai du mal à réaliser l’ampleur du désastre »
Jeudi 10 octobre 2024.
Jeudi, pour me rendre au centre de presse, j’ai pris un de ces minibus délabrés, qui datent des années 1990, où l’on s’entasse les uns sur les autres. C’est l’un des rares moyens de transport subsistant à Gaza, avec des camions à bestiaux tirés par des voitures ou des ânes, des charrettes, ou des voitures délabrées où l’on s’assoit parfois dans le coffre.
Je profite de ces voyages pour raconter leurs histoires aux passagers. Jeudi, j’ai récupéré celle d’un homme qui était monté avec des béquilles. Sa jambe droite a été amputée. C’était un homme d’une trentaine d’années, maigre et fatigué. Je lui ai demandé s’il savait combien de personnes étaient dans la même situation que lui. J’ai été étonné du numéro qu’il m’a donné, à tel point que je l’ai vérifié en ligne, mais c’était vrai. Selon leONU et le ministère de la Santé de Gaza, plus de 10 000 personnes ont en effet perdu un ou plusieurs membres depuis le début de cette guerre. Parmi eux, 4 000 enfants.
Ne mène plus une vie normale
Leurs histoires sont déchirantes. Je me souviens de cette petite fille de trois ans dont tout le monde voyait les images, amputée des deux pieds et d’une main, qui observait d’un regard angélique ce qui se passait autour d’elle, et du journaliste en le filmant. Elle ne savait pas ce qui lui était arrivé. Vous avez probablement aussi vu cet enfant qui a perdu ses deux mains. Il essaie maintenant d’apprendre à tout faire avec ses pieds, comme manger ou écrire.
Avant la guerre, nous avions des dizaines d’amputés lors des « marches du retour » en 20181lorsque des centaines de personnes, notamment des jeunes, ont manifesté devant les frontières de la bande de Gaza pour demander à quitter cette prison à ciel ouvert. Je me souviens très bien de la façon dont les tireurs d’élite israéliens s’amusaient à leur tirer dessus. Ils ont posté des vidéos se vantant d’avoir tiré sur des manifestants comme des lapins, comme s’ils s’entraînaient. Ils ont utilisé des balles spéciales qui ont détruit les articulations, brisé les membres et conduit à des amputations. On s’est dit qu’on allait être confronté à une génération d’infirmes. Aujourd’hui, tout cela se produit à une échelle bien plus grande.
J’ai lu aussi qu’il y a actuellement quatre amputations par jour. Nous sommes devenus des statistiques. On parle aussi de 100 000 blessés. Mais quand on dit « blessé », le mot ne veut pas dire grand-chose. Blessé ne veut pas dire quelques points de suture, mais plutôt : être paralysé à vie, perdre un membre, perdre la vue, devenir sourd… Cent mille blessés, c’est cent mille personnes qui ne pourront peut-être pas travailler, ni se marier, en tout cas, menez une vie normale.
Il n’y a plus un seul fabricant de prothèses à Gaza
J’ai un ami qui travaille dans un centre de santé sociale. Il m’a dit : « Vous savez Rami, dans une guerre, pour une personne tuée directement dans les bombardements, quatre autres mourront plus tard de leurs blessures, du manque de médicaments pour soigner une maladie grave, d’un Accident vasculaire cérébral… » Aujourd’hui, on dénombre au moins 42 000 morts, mais il y en a probablement davantage, car de nombreuses personnes sont encore ensevelies sous les décombres. Mais si l’on s’en tient à ce chiffre, et si la guerre prenait fin aujourd’hui, ses conséquences porteraient le bilan à 200 000 morts.
Idem pour les blessés. Le nombre de personnes handicapées aura un impact très lourd sur les familles et sur la société en général. Actuellement, dans toute la bande de Gaza, il y a un manque terrible de soins et de médicaments. Il n’existe plus un seul fabricant de prothèses. Pendant des années, ils ont été fabriqués à l’hôpital Hamad, financé par le Qatar, et au centre municipal de Gaza, par une branche de la Croix-Rouge. Tout cela n’existe plus.
Aujourd’hui, il n’y a que cet homme fatigué qui est monté dans le minibus avec ses béquilles. Il m’a dit qu’il avait entendu parler d’un prothésiste, Salah Selmi, qui travaillait à l’hôpital Hamad et qui fabrique désormais des prothèses très artisanales, si je peux m’exprimer ainsi. Il le fait avec des tuyaux en plastique, comme ceux utilisés pour les égouts. Mon compagnon de voyage dit :
Je suis allé le voir, mais il m’a dit qu’il n’avait réalisé que six prothèses, qu’il n’avait plus de matière première, et que de toute façon, il ne voulait pas devenir la référence dans ce domaine. , elle ne pourrait jamais produire quatre mille prothèses… Le problème c’est qu’on n’a plus de béquilles non plus, ni de fauteuils roulants…
Faire comme si tout allait bien
Dans notre précédente Maison de la Presse, nous avons veillé à ce qu’il y ait des rampes pour fauteuils roulants et des toilettes adaptées aux personnes en fauteuil roulant. Mais nos locaux ont été détruits par les Israéliens et la nouvelle maison est située au premier étage. Nous devons transporter les journalistes en fauteuil roulant dans les escaliers. Dans la bande de Gaza, rien n’est fait pour faciliter l’accès des personnes handicapées, pourtant nombreuses. « On trouve des orthopédistes qui travaillent dans des bureaux à l’étage, sans ascenseur », m’a dit l’homme avec les béquilles. Parlant de son quotidien, il ajoute :
Je m’y habitue petit à petit, mais je sais que ça va être dur. Je suis père, je dois donc subvenir aux besoins de ma femme et de mes enfants. Je ne veux pas me sentir inutile, incapable de leur apporter quoi que ce soit.
Et là, j’ai compris comment ces pauvres gens s’adaptent petit à petit à une vie diminuée, dans des conditions très dures, sous des tentes, sous de simples bâches, sur le sable, dans les ruines de maisons. bombardé.
Que peuvent faire ces personnes handicapées quand il n’y a plus d’aide pour elles ? Le rêve de mon compagnon de minibus, c’est d’avoir une prothèse, et de continuer à vivre. Il ne veut surtout pas que son fils le considère comme un infirme incapable de faire quoi que ce soit par lui-même. Je me souviens très bien que lors des marches du retour, j’avais interviewé des jeunes qui avaient perdu leurs jambes, mais qui voulaient quand même mener à nouveau une vie normale. Ils ont même créé une équipe de football pour montrer que tout allait bien, qu’ils étaient comme les autres. L’un d’eux était cycliste, il rêvait de participer aux Jeux Olympiques, puis, après sa blessure, aux Jeux Paralympiques. Mais il lui fallait une prothèse de sport et un vélo spécial, ce qui était impossible à Gaza.
Comme lui, des milliers de jeunes à Gaza, des milliers de familles entières voient leurs rêves partir en fumée. Des milliers de blessés, de paralysés. Je suis un Gazaoui, mais j’ai parfois du mal à me rendre compte de l’ampleur du désastre, de ce « gaz acide » que nous vivons. J’espère que cette guerre prendra fin, j’espère que l’homme aux béquilles, dont j’ai oublié de demander le nom, aura un jour une prothèse ; qu’il pourra s’intégrer dans une vie professionnelle et que son fils sera fier de lui. Et qu’il en sera de même pour les milliers d’amputés de Gaza. Mais pour l’instant, personne n’y travaille, même le ONG et la Croix Rouge qui s’en occupait avant. Pour eux, compte tenu de la situation, ce n’est pas une priorité.
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