C’est une figure qui revient sur le devant de la scène dans la série Shōgun, nouvelle adaptation du roman éponyme de James Clavell sur les luttes de pouvoir entre seigneurs au début du XVIIe siècle, sur fond d’ingérences étrangères : Lady Mariko (Anna Sawai) est experte dans le maniement de la naginata, une faux constituée d’un long manche en bois prolongé par une lame courbe…
Une femme qui vaincra ses adversaires, en plein cœur de la période féodale japonaise : pure fiction ? En réalité, des combattantes ont bel et bien existé à l’époque des samouraïs et ont participé aux combats aux côtés des hommes : les onna-bugeisha (que l’on pourrait traduire par « femmes qui pratiquent les arts martiaux »). À l’époque d’Edo, elles ont bouleversé les codes d’une société respectueuse des hiérarchies traditionnelles, puisque dans les familles de samouraïs, les femmes étaient censées se soumettre aux ordres des mâles de la famille.
Leur arme de prédilection : la naginata, utilisée à l’origine par les hommes, notamment les moines guerriers. Une faux de 2 mètres de long, capable d’abattre un maraudeur ou de désarçonner un cavalier sans s’exposer de trop près. Parmi les peintures les plus courantes représentant des onna-bugeisha armées de cette redoutable lame, on trouve celles représentant Tomoe Gozen (1157-1247), compagne du seigneur Minamoto no Yoshinaka, dont les exploits sont relatés dans le Dit des Heike (Heike monogatari). Cette chronique poétique de la lutte des clans Minamoto et Taira pour le contrôle du Japon précise qu’elle « était capable d’affronter dieux et démons et valait mille hommes ». Considérée comme l’égale des meilleurs samouraïs, douée pour le tir à l’arc, l’équitation et le kenjutsu (l’art du sabre), Tomoe Gozen aurait mené des troupes au combat lors de la guerre de Genpei, renversant et décapitant un guerrier lors de la bataille d’Awazu en 1184. Elle aurait été nommée capitaine au sein du clan Minamoto, devenant ainsi la première femme à occuper un tel poste, et promue après sa mort au rang de… réincarnation d’une divinité fluviale. Rien ne permet d’établir la réalité de cette héroïne dont on sait peu de choses.
Sa contemporaine, Masako Hōjō (1156-1225), a l’avantage d’être rattachée à des sources plus solides. Veuve du premier shogun de l’ère Kamakura, elle est également décrite comme une onna-bugeisha. Mais « elle ne peut être comparée à Tomoe Gozen », précise Julien Peltier (auteur d’Une autre histoire des samouraïs, éd. Perrin, 2023). Masako Hōjō s’est distinguée en montrant l’étoffe d’une femme d’État plutôt qu’en embrassant la carrière des armes, alors que cette dernière a atteint le sommet de la hiérarchie guerrière.
Une autre héroïne, Hangaku Gozen, issue d’une famille noble de la province d’Echigo, rassembla une armée et résista au siège du fort de Torisaka au début du XIIIe siècle.
L’ère Edo préférait les épouses soumises aux héroïnes dangereuses.
Mais attention, souligne Julien Peltier : il n’est pas question de considérer les onna-bugeisha comme une catégorie sociale à part entière. Elles n’ont jamais été officiellement reconnues ni formées à l’art du combat. Impossible donc de les dénombrer précisément et de connaître la place exacte qu’elles occupaient. Par ailleurs, les combattantes armées n’étaient pas seulement des seigneures de guerre. Durant les époques Heian (794-1185) et Kamakura (1185-1333), marquées par des conflits constants, où les maris étaient souvent absents pour se battre, de nombreuses femmes devaient défendre elles-mêmes leur foyer. Déclarées aptes à posséder des biens et à hériter du domaine familial, certaines devenaient même militaires. Julien Peltier évoque une époque de relative liberté sociale : « Les valeurs viriles ne s’étaient pas encore imposées », note-t-il. Et les femmes influentes de l’époque précédente avaient laissé leur empreinte dans la société.
Après une dernière période troublée entre 1467 et 1568, durant laquelle les épouses de seigneurs se battaient, eut lieu le retour à la paix civile après le tournant de la bataille de Sekigahara en 1600, qui instaura la domination du shogunat Tokugawa sur le Japon et marqua le début de l’époque d’Edo. L’accession au pouvoir de celles qui allaient devenir les samouraïs coïncida avec l’affirmation de la masculinité : l’époque d’Edo bouleversa le statut des femmes. Afin de créer une cohésion sociale et d’éviter les guerres de clans et les influences extérieures, le shogunat encouragea le développement du confucianisme et de ses hiérarchies sociales fondées sur le concept d’ie (« foyer »), selon lequel la femme était soumise à son mari. Tout un symbole : le mari, en japonais, est appelé shujin (« maître ») et la femme, okusan (« celle qui vit à l’arrière »). À l’époque, le seul rôle officiel de l’épouse était d’avoir des enfants, de gérer la maison et d’obéir au père, au mari et au fils aîné. Le mari, lui, partageait le devant de la maison avec ses concubines. A mesure que se cristallisait cette vision de la femme au sein du foyer, la figure de la combattante s’évaporait, même si, comme le souligne Julien Peltier, des exceptions existaient à l’époque d’Edo.
La jeune Takeko avait été formée à la poésie et à l’art du combat.
Les sœurs Miyagino et Shinobu, par exemple. Filles d’un paysan tué par un samouraï, elles apprirent à manier les armes afin de laver l’affront. Plus vengeresses qu’onna-bugeisha, sans doute. Cette dernière trouva une ultime incarnation en la personne de Takeko Nakano, figure de la guerre civile de Boshin, qui opposa, en 1868, le shogunat Tokugawa aux forces de l’empereur Mutsuhito. Takeko avait 21 ans. Issue d’une famille d’Aizu (dans l’actuelle préfecture de Fukushima), elle avait grandi à Edo, et avait été formée entre 6 et 16 ans à la poésie… mais aussi au combat, devenant experte dans le maniement du naginata. Au début des affrontements contre les troupes impériales, de nombreuses femmes d’Aizu optèrent pour le suicide, pour éviter de tomber aux mains de l’ennemi. D’autres choisirent de résister à l’arrière, préparant les repas des combattants, soignant les blessés, éteignant les incendies ou utilisant des armes à feu contre l’assaillant. Takeko resta sur le champ de bataille, commandant une unité de 20 à 30 femmes, coiffées d’un bandeau blanc autour du front et vêtues d’un hakama (pantalon ample). Parmi elles se trouvaient sa mère, âgée d’une quarantaine d’années, et sa sœur de 16 ans. Lors d’un assaut, Takeko fut blessée d’une balle dans la poitrine. À sa demande, sa sœur cadette Masako, aidée par un soldat, décida de la décapiter pour éviter que sa tête ne devienne un trophée pour l’ennemi. Masako emporta la tête, ainsi que l’arme de sa sœur aînée, au temple Hōkai-ji, où elle fut enterrée sous un pin. Le sanctuaire conserve encore le célèbre naginata.
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L’ère Meiji, qui suit le renversement des Tokugawa par l’armée impériale, marque la fin de la classe des samouraïs. En 1881, le Japon émet un billet de banque à l’effigie de l’impératrice Jingū (169-269), souvent considérée comme la première des onna-bugeisha, bien qu’elle ait vécu un millénaire avant le début de l’ère féodale. Veuve de l’empereur Chūai, elle aurait conquis la Corée après la mort de son mari sans verser une seule goutte de sang. « Elle est souvent représentée avec une naginata à la main (alors que la célèbre lame n’apparaît qu’au Xe siècle), mais il est douteux qu’elle ait jamais croisé le sabre, si tant est qu’elle ait existé », souligne Julien Peltier. Elle imprègne pourtant toujours l’imaginaire des Japonais, qui aiment à croire que c’est sa lame qui a fendu l’énorme rocher que l’on peut voir au sanctuaire de Haban (près de Himeji), et voient en elle la « mère » de toutes les combattantes.
Cet article est tiré de GEO Histoire n°77, Plongez dans le Japon d’hier pour comprendre celui d’aujourd’hui, de septembre-octobre 2024.
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