« On décrit une France à feu et à sang » : Des journalistes de CNews dénoncent (anonymement) les « dérives » de la chaîne
Sous couvert d’anonymat, une trentaine de journalistes ou ex-journalistes de la chaîne de Vincent Bolloré ont témoigné auprès de « Médiapart », qualifiant la chaîne 16 de la TNT de « usine quotidienne à la haine ».
Que se passe-t-il dans les coulisses ? Ce mardi 2 avril 2024, « Mediapart » a publié un article sur le fonctionnement de CNews, recueillant les témoignages anonymes d’une trentaine de journalistes et ex-journalistes de la chaîne de Vincent Bolloré. « Plus d’une trentaine de journalistes travaillant ou ayant travaillé pour la chaîne ont accepté de témoigner pour révéler les coulisses de « l’usine quotidienne de la haine », comme certains appellent leurs médias. Seule condition : rester anonyme, pour ne pas subir de représailles ou risquer des poursuites pour ceux qui seraient partis en signant une clause de non-dénigrement.« , peut-on lire dans l’article du site d’investigation.
« Déformer les faits pour s’en tenir à une ligne ultra-réactive »
Une enquête publiée alors même que le Conseil d’État a ordonné à l’Arcom de renforcer son contrôle des chaînes d’information en termes de « pluralisme » et d’« indépendance » de l’information. Cette décision concerne toutes les chaînes mais vise particulièrement CNews, suite à un appel de l’ONG Reporters sans frontières, qui accuse le média de ne plus être un «chaîne d’information, mais un média d’opinion« Cette accusation semble être partagée par les journalistes qui ont accepté de raconter leur expérience et qui reprochent à la chaîne 16 de la TNT de l’avoir fait »privilégier l’opinion à l’information« , ainsi que « déformer les faits pour s’en tenir à une ligne ultra-réactive ». « Sur le terrain ou dans l’encadrement, ils portent la culpabilité d’avoir contribué au lancement d’un monstre ».« , affirme « Mediapart », alors que CNews a enregistré ces derniers mois des records d’audience, prenant parfois le relais de BFMTV comme première chaîne d’information continue en France.
Selon une note de « Mediapart » sur l’avancée de son enquête, la direction de CNews n’a pas accepté les demandes d’interview et «a laissé se propager un climat de peur dans les couloirs de la rédaction« , ordonnant aux journalistes de ne pas répondre aux sollicitations des sites d’investigation. Le 12 mars, Pascal Praud a lu à l’antenne un message que des journalistes de « Mediapart » avaient envoyé à ses confrères, affirmant avoir autorisé son « jeunes journalistes » pour leur parler. Une enquête est à retrouver dans son intégralité sur le site Mediapart.
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« N’étant ni catholique, ni xénophobe, ni réactionnaire, j’ai décidé de démissionner »
Placée sous le contrôle de Vincent Bolloré en 2015, la chaîne, alors encore appelée iTELE, passe dans les mains de Serge Nedjar, à ce jour toujours directeur général. A l’époque, la rédaction avait lancé une grève historique pour protester contre l’arrivée à l’antenne de Jean-Marc Morandini, mis en examen pour corruption de mineurs. Ayant perdu leur combat, une centaine de journalistes, soit la majorité du staff, ont quitté la chaîne, rappelle « Mediapart ». Pour ceux qui ne franchissent pas la porte, certains le sont »ceux qui sont restés par manque de conviction, ceux plus rares qui ont immédiatement adhéré au caractère Bolloré, et enfin ceux qui, faute d’opportunité professionnelle, ont été contraints de rester »dit un ancien rédacteur en chef.
Rebaptisée CNews en 2017, la chaîne prend progressivement un nouveau tournant éditorial. Selon les témoignages, plusieurs dossiers d’actualité sont passés sous silence ou traités tardivement. Du terme « violences policières »à la condamnation de Jean-Marc Morandi en 2023 – l’animateur a écopé de six mois de prison avec sursis pour harcèlement sexuel et 10 000 euros d’amende pour travail dissimulé -, jusqu’aux accusations d’agressions sexuelles visant Patrick Poivre d’Arvor, qui a présenté une émission sur CNews de janvier 2017 à janvier 2021.« J’ai vu CNews passer d’une chaîne assez à droite à une chaîne complètement d’extrême droite », déplore un ancien journaliste, qui est finalement parti dégoûté. « N’étant ni catholique, ni xénophobe, ni réactionnaire, j’ai décidé de démissionner l’année dernière », murmure un autre.« , rapporte « Mediapart ».
« Zemmour, c’est un vide d’audience. Laurence Ferrari et Pascal Praud veulent leur part du gâteau »
Mais selon l’enquête, le vrai « tournant » de la chaîne se fait avec l’arrivée du polémiste d’extrême droite Éric Zemmour en 2019 dans l’émission » Face à l’info » présentée par Christine Kelly. Le désormais ex-candidat à la présidentielle devient alors « intouchable« , malgré ses propos problématiques, ainsi que les accusations de harcèlement et de violences qui seront portées par la suite contre lui. « Zemmour est un vide d’audience. Laurence Ferrari et Pascal Praud, dont les émissions sont diffusées avant et après la sienne, veulent aussi leur part du gâteau« , explique un journaliste anonyme.
Tout le modèle économique de la chaîne sera alors calqué sur cette réussite : un panel de personnalités, pour la plupart identifiées comme de droite ou d’extrême droite selon « Mediapart », se réunit autour d’une table pour débattre de certaines affaires d’actualité. « Des exclusivités sont signées avec des éditorialistes, majoritairement de droite et d’extrême droite, qui se voient garantir des quotas de contributions hebdomadaires.selon l’enquête. « Il y a toujours le fait qui est rapporté par un reportage. Après cette partie factuelle, il y a l’analyse, le décryptage et le commentaire.« , avait défendu Pascal Praud auprès des députés de la commission parlementaire sur les fréquences de la TNT début mars. Toutefois, toujours selon l’enquête « Mediapart », les reportages restent une source d’information très secondaire pour la chaîne.
« On ne nous demande pas vraiment de reporting »
« L’idéologie de CNews s’exprime mieux sur le plateau. La direction s’est rendu compte qu’il était plus difficile de déguiser la réalité en« , confie anonymement un employé de CNews. « Les journalistes chargés d’animer les différentes rubriques de la chaîne reçoivent des invités et des thèmes, souvent les mêmes, et disposent d’éléments pour lancer les débats : des reportages courts, des témoignages et de nombreux micros de trottoir.« , détaille un ancien rédacteur en chef. « On ne nous demande pas vraiment de faire du reporting, mais plutôt d’être prêt à débattre pour lancer les sets« , ajoute l’un de ces reporters, qui doivent parfois mentir, selon lui, sur le terrain pour trouver des personnes qui acceptent de témoigner à l’antenne : « J’ai déjà fait un duplex et assuré à une manifestante qu’elle était en direct sur Canal+, alors que c’était pour CNews« . Finalement, c’est encore une journaliste de la chaîne qui résume le mieux ce modèle économique : « Nous faisons beaucoup d’information, comme les autres chaînes. Notre différence est que nous proposons une lecture politique. On décrit une France à feu et à sang et on nomme les responsables : l’immigration, les musulmans, les jeunes des banlieues« .