« On a oublié cette période maudite où les DJ étaient obligés de faire passer les disques du propriétaire de la discothèque »
MA VIE EN MUSIQUE – Le DJ-producteur revient dans un livre et une compilation sur la création de son label Yellow Productions, qui a accompagné la naissance de la French Touch. L’occasion de lui parler des titres qui ont façonné ses goûts.
Publié le 30 novembre 2024 à 17h00
Au cœur de la famille électro française, où doit se situer Bob Sinclar ? A 55 ans, le DJ de renommée mondiale, également compositeur et co-fondateur du label Yellow Productions, est un artiste plus complexe que le personnage d’organisateur bienveillant – playboy, toujours de bonne humeur – qu’il s’est forgé dès le début. début des années 1990… Comme en témoigne Bob Sinclar et DJ Yellow : nos trente ans de French Touch : mieux qu’une simple autobiographie, un livre richement illustré pour raconter les débuts de l’électro dans notre pays et comprenant des témoignages passionnants (Kid Loco, Pedro Winter, Dimitri de Paris…). A compléter par l’écoute du tout aussi captivant coffret vinyle Yellow Productions : Une French Touch Depuis 1994 par Bob Sinclar & DJ Yellow, regroupant une trentaine de titres, pour la plupart enregistrés entre 1994 et 2004. Signés par Sinclar sous les alias The Mighty Bop ou La Yellow 357, mais aussi par DJ Gregory, DJ Cam ou Salomé de Bahia, ils ont conservé leur fraîcheur. C’était une belle occasion de demander à Christophe Le Friant, son vrai nom, quels étaient les disques qui comptaient pour lui.
Le premier disque acheté ?
Rockit (1983), un 45 tours électro de Herbie Hancock, acheté au BHV rue de Rivoli. Je ne sais pas si j’ai découvert le clip un dimanche matin sur TF1, dans l’émission de Sidney. HIPHOP, ou bien à Enfants du rock, sur Antenne 2. En tout cas, ses images m’ont fait peur, autant qu’elles m’ont intrigué. On découvre Herbie Hancock aux claviers, coiffé d’un drôle de casque doté d’une antenne. Et surtout, on entend les scratchs furieux de DJ Grand Mixer DXT sur les platines. Ce son ne ressemblait à rien de ce que je connaissais : c’était, à ma connaissance, la première fois qu’une scratch apparaissait sur un disque. À 14 ans, je me suis plongé dans la danse hip-hop – on l’appelait le schtroumpf. Ma sœur et moi avons démonté la belle table Knoll du salon de mes parents pour fabriquer des toupies sur son plateau en verre.
Le DJing se fait en même temps ?
J’ai commencé à devenir DJ en 1989, au retour d’un premier voyage à New York en compagnie d’une dizaine de personnes gravitant autour de l’association IZB, pour Incredible Zulu B-Boys, organisateur des premiers concerts de rap à Paris. Une illumination ! Je me souviens de Jazzy Jay, le DJ d’Afrika Bambaataa, mixant dans un gymnase devant trois mille Afro-Américains. Un événement organisé un peu « à la volée » : pour éviter que ses platines ne vibrent sous les pas des danseurs, il les avait calées avec des paquets de cigarettes.
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Le rap faisait déjà le buzz à Paris, avec des soirées au Globo, Zoopsie à Bobino qui pouvaient réunir jusqu’à deux mille danseurs déchaînés, DJ Dee Nasty sur Radio Nova… Avec mon complice Alain Ho, alias DJ Yellow, rencontré dans une boutique de disques du Marais, nous avons lancé notre propre soirée en 1990 et pendant deux ans à Erotika, un ancien peep show du boulevard de Clichy. On mélangeait du hip-hop, du r’n’b, de l’acid jazz, de la musique brésilienne… On ne gagnait aucun argent. Pourtant, nous avions le sentiment d’avoir atteint le Graal : nous étions libres de jouer devant un public majoritairement féminin – chose rare à l’époque – ce que nous mixions dans notre chambre.
Votre pire souvenir de DJ ?
Je me suis fait virer des Bains Douches, où je faisais des figurants toute la nuit – entre six et sept heures, j’ai dû tenir – parce que j’avais joué un morceau r’n’b à 2 heures du matin, Je veux être en bas, de Brandy, qui venait de sortir. Le patron du club : « Tu es fou, les gens vont partir ! » » Moi : « Mais de quoi tu parles ? Ils ont payé 100 balles pour l’entrée, ils vont rester ! » On a un peu oublié cette époque maudite où les DJ étaient obligés de jouer des disques achetés par le propriétaire de la discothèque, et uniquement ceux-là.
La bande originale de votre première histoire d’amour ?
Je me souviens de Caroline C. comme si c’était hier, de mon premier baiser au Bois de Vincennes. Ma sœur, qui a un an de moins que moi, mais qui a toujours été plus curieuse et connectée, n’était pas loin avec son copain. Avant de me lancer dans l’acid jazz et la house music, elle a joué un grand rôle dans mon éveil musical, en me faisant découvrir la nouvelle vague de The Cure, mais aussi trois groupes pop-funk anglais que je chéris toujours : Prefab Sprout, Hipsway et Curiosity Killed. Le Chat. Mais pour la bande originale de ce premier baiser, je choisirai une autre Anglaise : Sade, qui chante Jamais aussi bon que la première fois. Pas seulement à cause de son titre, en adéquation avec cette première fois. Sade, dont la voix est pleine de tristesse et de détermination, a toujours ponctué les moments importants de ma vie : je me souviens de l’avoir écouté dans le train, au moment de partir pour le service militaire. Sa mélancolie est réconfortante. Tout comme cet éclat qu’il a dans les aigus aigus.
Un rappeur ou producteur de rap avant tout ?
Je vais tricher un peu en répondant au rappeur Guru, flanqué du producteur DJ Premier, les deux réunis sous le pseudonyme de Gang Starr. Leur album Entrez dans l’arène (1991) reste indépassable. Ils ont amené le hip-hop à une révolution stylistique et de qualité de production. En tant que passionné de sample, toujours à la recherche d’extraits de vieux vinyles à sampler, je peux vous dire que j’ai « saigné » ce disque ! On entend The Delphonics, Ohio Players, The Meters, Marlena Shaw… Et sur son premier single, Juste pour avoir un représentant, il fallait aller le chercher, cette partie de synthétiseur Moog enregistrée en 1970 par le compositeur français Jean-Jacques Perrey (1929 -2017) sur son morceau ÉVA…
Le meilleur auteur-compositeur (français ou étranger) de tous les temps ?
Prince. Il a ce truc de prédicateur (prédicateur), comme de nombreux auteurs-compositeurs afro-américains, du rythm’n’blues à la house music, qui s’inspire beaucoup de la Bible. Sauf qu’il parle presque exclusivement de sexe. Meilleur album selon moi : Signez le Times (1987). Cependant, ma chanson préférée est Baiser, qu’il a ajouté au dernier moment à son album Parade (1986). Il a initialement donné cette chanson au groupe funk-rock Mazarati. Et puis il a eu l’idée de le garder enfin et de le chanter en fausset, ce qui change tout. Plus que les mots et leur sens, je me concentre sur la manière dont un titre est produit. Sur Baiser, zéro ligne de basse. Et pourtant, quel groove.
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Le meilleur concert ou DJ set que vous ayez vu ?
En 1998, à New York, le concert réunissant une vingtaine de musiciens, pour accompagner l’album Âme nuyoricaine, piloté par Little Louie Vega et Kenny « Dope » Gonzalez, du duo Masters at Work. Un disque célébrant la rencontre de la musique latine, du disco-funk et de la house music. Je me souviens du guitariste et chanteur George Benson montant sur scène, accompagné des cordes du Salsoul Orchestra, entendu sur tant de disques incroyables à l’apogée du disco. Quand la chanteuse Jocelyne Browne se produisait Tout va bien, je le sens, J’ai pleuré. A-t-on encore le droit de le dire ? En général, je suis plus touché par les voix des artistes noirs, hommes ou femmes. Je trouve en eux un supplément d’âme.
Le titre que vous avez toujours dans votre « flightcase » pour immortaliser les danseurs ?
Je ne veux pas avoir l’air de trop me plaindre. Mais c’est difficile d’être DJ aujourd’hui. Je suis optimiste de nature : je me suis dit que quand le Covid sortirait, les gens seraient plus curieux. Hélas, non. Au final, j’ai l’impression que la plupart viennent écouter plus fort, entre amis, toutes les chansons qu’ils écoutent déjà à la maison : « Jouez vos hits ou des remix similaires et connectez-vous ! » » On m’a mis dans une boîte… Mon morceau de danse ultime, qui marche à tous les coups, est Rock This Party (Tout le monde danse maintenant). Un titre utilisant un extrait de la chanson Je vais te faire transpirer, du groupe américain C+C Music Factory, que certains journalistes m’accusaient d’avoir simplement « pompé ». Mais j’ai la prétention de penser qu’avec mon complice Cutee B sur les scratchs, on l’a emmené ailleurs, sur un ton ragga-dancehall. Savez-vous ce qui me rend le plus heureux ? Glissement incognito, première partie pour un DJ inconnu, dans un petit club d’une île perdue. Et réussir à accrocher les danseurs avec Nos ténèbres, par la compositrice synthpop anglaise Anne Clark. L’important c’est le talent du DJ, pas son nom.
r Bob Sinclar et DJ Yellow : nos trente ans de French Touch, de Bertrand Richard, éd. Hémérie, 332 p.
r Yellow Productions : Une French Touch Depuis 1994, Coffret 3 vinyles, Jaune Prod.