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Narva, en Estonie, deviendra-t-elle le nouvel alibi de la Russie pour envahir un État souverain d’Europe?

La route s’arrête brusquement, avec beaucoup de barbelés et de dents de dragon, marquant la frontière entre deux mondes. Un décor pour le moins martial pour un ouvrage baptisé « Pont de l’Amitié », enjambant les vagues turbulentes de la Narva, fleuve aux confins de l’Europe. D’un côté, l’Estonie, un drapeau de l’Otan dressé au pied de son poste frontière. Comme pour rappeler l’appartenance du pays à l’alliance atlantique, depuis vingt ans déjà, et décourager toute velléité impérialiste de son voisin de l’autre rive, visible à une centaine de mètres. L’étendard blanc-bleu-rouge s’élève de la forteresse médiévale de la ville d’Ivangorod, rappelant les couleurs du pays de Vladimir Poutine, tandis que des cabanes anonymes bordent sa berge.

« La nuit, côté russe, Ivangorod est plongée dans le noir », raconte Artur Karu, garde-frontière de la ville estonienne de Narva, à l’extrême est du pays. En service ce maussade matin de mars, gilet pare-balles sur les épaules et cheveux peignés, le fonctionnaire de 36 ans prend Le devoir jusqu’à la limite territoriale des deux pays, en plein milieu de la passerelle bloquée par des fortifications antichar. « Là, de l’autre côté, c’est la Russie, je ne vous conseille pas de traverser », dit-il en souriant en désignant une ligne sur la route. Autour de lui, le bruit des valises à roulettes se mêle au va-et-vient des piétons ; la frontière terrestre est, depuis le 1euh Février, interdit aux véhicules, Moscou réclamant des travaux routiers. Dans une cabane, des silhouettes apparaissent au loin, des uniformes sombres sur le dos.

A l’avant-garde d’une Russie qui s’enfonce toujours plus dans sa rhétorique guerrière, Artur en est conscient : en cas d’agression russe contre les pays baltes, il sera en première ligne.

Mais au-delà de sa proximité géographique avec la Russie, c’est aussi la spécificité ethnolinguistique de Narva qui la rend vulnérable. Dans la ville « où commence l’Europe », comme le dit l’adage régional, 95 % de ses quelque 53 000 habitants parlent la langue de Pouchkine.

Y aller, c’est se plonger dans les ambiguïtés qui la traversent, à l’image de la minorité russophone d’Estonie, qui constitue un tiers de ses 1,3 million d’habitants. Un univers parallèle, loin de Tallinn, sa capitale branchée, laissant une impression de temps figé, où des blocs d’architecture soviétique décolorés se hérissent à perte de vue.

Narva, et par extension tous les Estoniens russophones, deviendront-ils le nouvel alibi du Kremlin pour lancer une nouvelle invasion contre un État souverain, également membre de l’OTAN ? La question hante de nombreux esprits, depuis l’agression dans le Donbass en 2014, et l’invasion à grande échelle de février 2022, érigée tantôt par Moscou en « défense » de leurs compatriotes, tantôt au nom d’une « dénazification » imaginaire. La propagande russe qualifie volontiers les autorités de Tallinn de « fascistes », ainsi que celles de ses deux voisins baltes, la Lituanie et la Lettonie, qui comptent toutes deux des minorités russophones plus ou moins importantes, et sont accusées de « martyriser » les citoyens russophones.

Vladimir Poutine a lui-même évoqué cette menace d’irrédentisme grand-russe en juin 2022, en parlant de la nécessité de « récupérer ce qui appartient à la Russie ». » Y compris l’Estonie. Suivant les traces des tsars qui l’ont précédé, le président russe a tenu à rappeler que « Pierre le Grand est parti vers l’ouest, à Narva ».

Simple provocation, ou réelle ambition ? Pourtant, le gouvernement estonien, soutien indéfectible de Kiev, prend au sérieux la menace que représente son voisin russe, qui l’a envahi à plusieurs reprises au cours des siècles passés. Ses chaînes de télévision de propagande y sont interdites par Tallinn depuis l’invasion, et ses ressortissants se voient interdire l’octroi de visas. Il en va de même pour les plaques d’immatriculation russes, interdites, tout comme les symboles nationalistes russes, comme le « Z », signe de ralliement à l’armée moscovite. « Nous avons déjà arrêté des gens à la frontière parce qu’ils portaient des rubans de la Saint-Georges (symbole du patriotisme russe) », explique le garde-frontière Karu.

Car, à Narva, certains choisissent, en secret ou non, le camp du Kremlin. Dans son appartement qui dégage une odeur de tabac, Galina, 62 ans, vante sa « patrie de cœur », la Russie, même si elle n’y a jamais vécu. La guerre en Ukraine ? «Une opération militaire visant à empêcher que les Russes en Ukraine ne soient tués par le régime de Kiev. » Et qu’en est-il des russophones de Narva ? « Le gouvernement estonien nous réprime et nous oblige à apprendre leur langue. Si cela continue, alors nous pourrons appeler à l’aide de la Russie pour qu’elle vienne nous libérer», grogne le retraité en peignoir.

A ses côtés, son petit-fils, Milan Skubi, 16 ans, rit. A Narva, il se sent parfois un peu seul. « Parmi la quarantaine d’élèves de ma classe, je suis le seul qui s’intéresse à la politique », affirme le jeune homme aux longs cheveux blonds attachés, qui aspire à « changer les mentalités ». Au pied du monument à la mémoire des victimes de la répression stalinienne, à deux pas de la gare, il est à l’origine d’un mémorial pour commémorer la mort de l’opposant russe Navalny, où s’entassent bougies et fleurs. «A Narva, beaucoup de gens pensent que Poutine est génial. Facile à dire quand on perçoit un salaire européen et qu’on accède à ses services de santé. »

C’est surtout l’héritage impérial de l’URSS, teinté d’une russification galopante, qui explique la présence importante de russophones, à Narva comme ailleurs en Estonie. L’afflux de citoyens soviétiques avait été encouragé par Moscou pour peupler les pays baltes, annexés de force après 1945, et y travailler dans des complexes industriels. Le sort des Estoniens « de souche », quant à lui, fut plus tragique, les victimes des rafles de déportation à destination des goulags de Sibérie se comptant par milliers.

Aujourd’hui, Narva n’est plus que l’ombre de la ville industrielle prospère qu’elle était autrefois, avant que la dissolution de l’Union soviétique en 1991 ne provoque l’effondrement de ses usines.

Un sentiment de déclassement habite de nombreux Narvéens, alimenté par la crise économique, terrain fertile pour la propagande russe. Au moment de l’indépendance, ceux qui sont arrivés en Estonie après la fin de la Seconde Guerre mondiale ont dû se résoudre à apprendre la langue estonienne, condition sine qua non pour l’obtention d’un passeport estonien. D’autres qui n’ont pas fait ce choix, comme Galina, ont opté pour le « passeport gris » d’apatride, voire le passeport russe.

Berceau des poutinistes ?

Il serait facile de caricaturer Narva comme le berceau des poutinistes. Les mauvaises langues y voient une sorte de « cinquième colonne ». D’autres sont irrités par le fait que nombre de leurs compatriotes russophones ne parlent pas un mot de la langue nationale, même après y avoir passé toute leur vie. Mais plus qu’une russophilie assumée, c’est la passivité qui domine Narva. Le taux de participation électorale reste le plus bas de tout le pays et la société civile est absente. Le thème de la guerre, souvent négligé, est source de malaises et de querelles, reflet d’un certain clivage générationnel, heurtant les valeurs européennes et nostalgie d’une époque révolue.

Tamara, 72 ans, qui vend des friandises dans l’unique centre commercial de Narva, se plaint surtout de l’absence de « touristes ». « Depuis deux ans, c’est beaucoup plus dur. « La plupart des gens, pense-t-elle, veulent vivre ici, pas en Russie ». Le déboulonnage d’un char de l’Armée rouge qui servait de monument, jusqu’à l’été 2022, a néanmoins été vécu comme une trahison, chez de nombreux Narvéens de sa génération.

« Pour certains russophones de Narva, la guerre a été un choc dans la mesure où ils ne pouvaient pas imaginer les Russes comme des anti-héros, car ils avaient cette image de l’URSS qui avait écrasé le fascisme pendant la Seconde Guerre mondiale », estime Denis Larchenko, 30 ans. officier municipal d’un an, rencontré dans un café. Et il a fallu du temps pour que les émotions s’apaisent ici, un peu comme un deuil. »

« Estoniser » par la force

À Tallinn également, l’invasion du 24 février a été un choc électrique, renforçant l’impératif de relier sa population russophone au reste de la société. Tacitement, l’intégration inégale des russophones est une question de sécurité nationale. Unissons-nous pour contrer les manœuvres déstabilisatrices du Kremlin.

Le Narva Gümnaasium, un lycée flambant neuf au milieu de bâtiments délabrés, incarne le changement radical en cours à Narva. Les matières sont enseignées bilingues, 60 % en russe, 40 % en estonien. D’ici 2030, tout devra être en estonien, y compris les classes de maternelle. Une transition qui s’annonce déjà difficile, plombée par la pénurie d’enseignants russophones maîtrisant l’estonien, et que certains jugent tardive, trois décennies après l’indépendance. Taivi Gabriel, directeur de l’établissement public, n’est néanmoins pas d’accord avec la nécessité d’une telle réforme. « La façon dont les étudiants s’identifient est leur affaire personnelle. Mais notre objectif est qu’ils se sentent partie intégrante de l’Estonie. » Sa collègue Mariliis Randmer ajoute : « depuis l’invasion, il est devenu encore plus clair que l’éducation constitue l’une des clés pour façonner la vision du monde de chacun et forger une conscience démocratique ».

Cette « estonisation » forcée se produit également à travers les ondes médiatiques. Dans le studio Narvean de Raadio 4, la chaîne publique estonienne destinée à la minorité russophone, Mihhail Komaško ne se fait pas d’illusions. «Nous n’avons pas de moyens suffisants pour contrer la propagande russe», souligne le présentateur à la moustache soignée, derrière son micro.

Svetlana, 67 ans, aux cheveux violets et au rire vif, fait partie de celles qui ne veulent pas voir arriver les troupes du Kremlin. « C’est la ville qui m’a vu naître. Mon père était ouvrier, il a aidé à reconstruire Narva après la guerre. » Russe parlant, son identité ne fait aucun doute. « La Russie est notre voisin et j’aime aller au théâtre à Saint-Pétersbourg. Mais ma maison est l’Estonie. »

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Eleon Lass

Eleanor - 28 years I have 5 years experience in journalism, and I care about news, celebrity news, technical news, as well as fashion, and was published in many international electronic magazines, and I live in Paris - France, and you can write to me: eleanor@newstoday.fr
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