ManoMano, la plateforme de bricolage qui démonte le Code du travail
ManoMano, une marketplace d’articles de bricolage, est souvent décrite comme une « pépite » ou une « licorne », mais bientôt, ce sera peut-être pour des accusations de travail caché qu’elle fera la une des journaux. Une quinzaine de personnes, et ce n’est potentiellement qu’un début, attaquent la plateforme, dans un premier temps devant les prud’hommes, pour demander la reconnaissance de leur contrat de travail. Leur colère est telle qu’ils envisagent ensuite d’engager des poursuites pénales.
Ces ouvriers sont des « manodvisors » : des experts en bricolage, recrutés sous statut d’indépendant, chargés de conseiller les clients, présents sur la place de marché via un canal de discussion (un chat), avec un seul objectif : pousser les ventes. « J’avais travaillé dix ans chez Castorama, j’étais également community manager pour une autre entreprise. SA l’époque, je me suis dit que ce métier me convenait parfaitement »» raconte Jean*, qui a travaillé six ans pour ManoMano.
40 heures de travail le week-end
Comme c’est souvent le cas avec les plateformes, au début tout se passe plutôt bien. « Je pouvais y passer cinq ou six heures par jour, le salaire était correct, et plus nous répondions, plus nous gagnions d’argent », confirme Alfred*. Jean ajoute : « Il y avait quelque chose d’addictif, on se disait : un chat de plus, ça pourrait être un gros panier. »
L’essentiel de la rémunération est en effet basé sur une commission : un pourcentage de ce qu’achète le client recommandé par le manodvisor. Luc* pouvait discuter jusqu’à 70 heures par semaine lorsqu’il a commencé : « Ils ont même organisé des challenges pour nous permettre de rester en ligne plus longtemps. Par exemple, si vous vous êtes connecté pendant au moins 40 heures les vendredis, samedis et dimanches, vous avez bénéficié de réductions sur la boutique. »
Chaque indépendant peut gérer jusqu’à 5 chats, donc autant de clients potentiels, en même temps. Pour ce faire, l’entreprise se montre plutôt exigeante en matière de recrutement. Une expérience chez un concurrent, comme Leroy Merlin, est un vrai plus. Il existe même des quiz techniques assez approfondis pour chacun des neuf grands domaines de vente (jardin, électricité, cuisine et salle de bain…).
Lors du recrutement, le candidat doit indiquer un volume horaire et ses jours de disponibilité, ce qui est inhabituel pour les indépendants. Il doit également démontrer une maîtrise du français, de l’orthographe et une capacité à taper rapidement sur le clavier pour répondre rapidement aux clients.
Selon des documents qui Humanité a pu consulter, les manodviseurs doivent également suivre des formations en visioconférence : sur l’outillage, la plomberie-chauffage, etc. « Tout cela renforce l’ensemble des preuves qui démontrent une subordination, donc un emploi déguisé.assure Me Kevin Mention, l’avocat des travailleurs. Il y a aussi beaucoup d’ordres et de menaces publiques de sanctions. Nous disposons de centaines de pages de preuves, ce qui est bien plus que ce dont j’ai habituellement. »
Chefs d’équipe indépendants
En effet, le premier âge d’or est vite passé, la situation se dégrade vite pour les manodviseurs, qui entrent peu à peu dans une période de méfiance et de sanction. Des « capitaines », également indépendants, ont été nommés pour encadrer, surveiller et sanctionner les équipes de conseillers.
Un arrêt de la cour d’appel de Paris, publié le 3 avril, concernant la plateforme de livraison Foodora a également apporté un argument supplémentaire à Mme.e Mentionner en stipulant : « Le terme « capitaine », qui évoque l’appartenance à une chaîne de commandement, renvoie en lui-même à la notion de subordination. »
Jean en faisait partie. « Nous avions un fichier Excel dans lequel nous devions saisir toutes les appréciations sur chacun des membres que nous supervisions, avec des informations sur leur vie personnelle, ainsi que les appels de contrôle que nous enregistrions à leur insu.décrit-il, visiblement éprouvé. J’avais l’impression de devoir harceler les gens, de enquêter sur ceux qui donnaient de mauvais conseils, je me sentais piégée. »
Jean a beaucoup souffert de son rôle de capitaine. Il dénonce un système néfaste, puisqu’ils sont rémunérés pour chaque appel de réprimande adressé à un manodvisor. « Même lorsqu’il y a une réclamation liée à un problème de livraison, le conseiller commercial est sanctionné, car cela augmente la rémunération du capitaine », déplore-t-il. Depuis cette expérience, il est en congé, dans de grandes souffrances.
« J’avais constamment peur, non seulement la direction me poursuivait tout le temps, mais je devais imposer la même chose aux autres.. Il fallait faire des contrôles de qualité pour tout et n’importe quoi et avertir, voire menacer pour le moindre petit problème : vous mettiez tellement de temps à répondre, vous faisiez des fautes d’orthographe… » Parmi les sanctions, les conseillers pourraient voir leur nombre de chats, et donc de clients potentiels simultanés, passer de 5 à 1.
Un système de rémunération qui incite à la dénonciation
La situation s’est aggravée lorsque ManoMano a temporairement expérimenté une rémunération basée sur la satisfaction client, c’est-à-dire basée sur la note. En gros, un manodvisor touche 4% de commission sur un panier validé, 5% s’il est capitaine. De mauvaises notes pourraient alors entraîner des sanctions mais aussi une baisse du pourcentage.
« Parfois, on a 4 ou 5 zéros d’affilée en quelques minutes, on se demande, est-ce que ce sont les « collègues » qui nous saccagent parce qu’on vend mieux qu’eux ? La direction qui baisse notre facture pour nous payer moins cher ? Cela a complètement gâché l’ambiance”témoigne Alfred.
Luc assure que le système encourageait même la dénonciation : « Quelqu’un m’a signalé parce que j’avais interrompu une conversation avec un client qui ne répondait pas. Nous pourrions ainsi recevoir plusieurs avertissements ou réprimandes par semaine mais sans jamais d’explication ni même de faits. Cela a généré beaucoup de stress. » Tous les retours de l’entreprise étaient systématiquement négatifs. Aucun conseiller interrogé n’a jamais eu l’impression d’être reconnu pour son travail ou son expertise technique.
Même si les indemnités de satisfaction ont pris fin, la détérioration des conditions de travail s’est généralisée. Au fur et à mesure de sa croissance, ManoMano a intégré plusieurs milliers de vendeurs dans sa base de données contenant des millions d’entrées, avec des articles contrefaits. « Les particuliers peuvent même acheter du glyphosate en Espagne, même si c’est illégal, mais la direction s’en fiche »soupire Luc.
Petit à petit, les conseillers commerciaux sont devenus principalement du service après-vente : gérer le nombre toujours croissant de réclamations et de réclamations de clients déçus, une activité… non rémunérée. Pire, pour promouvoir son application, la plateforme de vente promettait la livraison gratuite pour toute commande passée.
Les conseillers répondaient alors aux questions des clients qui commandaient alors sur mobile et les commissions leur passaient sous le nez. Puis, l’entreprise s’est également retrouvée embourbée dans un scandale de faux avis dénoncé par 60 millions de consommateurs en avril 2023. Les conseillers ont ainsi été poussés à rédiger des avis 5 étoiles.
ManoMano a donc lancé il y a six mois un plan de suppression d’un quart de ses effectifs (soit 230 postes sur environ 900). Dans un communiqué, la direction invoque un « contexte économique international difficile, avec la guerre en Ukraine, l’inflation, etc. » Mais selon les conseillers, le chantier est en train de tomber à l’eau. « Nous avons signalé un bug : les clients ne pouvaient pas être livrés en point relais. Il leur a fallu un mois pour corriger ce problème technique”illustre Luc.
À mesure que les salaires baissent, les profils des « experts » changent également. M.e Mention a remarqué qu’ils ont tendance à vivre dans de petits villages. Il n’est plus rare de croiser sur les chats des retraités ou des personnes handicapées qui tentent de compléter leur maigre allocation ou pension. « Récemment, ManoMano a entraîné l’intelligence artificielle sur des fiches produits qui répond aux questions à la place des conseillers, qui perdent encore des revenus », soupire l’avocat. Contacté par Humanitéla direction ne nous a pas répondu.
* Les prénoms ont été modifiés.
L’état de ManoMano est aujourd’hui bien loin de ses grandes ambitions. Il y a tout juste trois ans, la Banque publique d’investissement (BPI) se réjouissait : « ManoMano lève 355 millions de dollars pour accélérer sa croissance européenne et atteint une valorisation de 2,6 milliards de dollars. »
A chaque levée de fonds – l’entreprise a levé au total 725 millions de dollars – BPI a investi directement, mais aussi avec son fonds Large Venture, qui vise « favoriser l’émergence de champions français ».
« La plateforme a tenté de conquérir le marché avec l’argent public et en s’appuyant sur le droit du travail. » résume Me Mention. Si l’entreprise est aujourd’hui en difficulté, ses cofondateurs, Philippe de Chanville et Christian Raisson, s’en sortent bien puisque leur fortune est estimée à 500 millions d’euros selon Défi.