Mali, Burkina Faso, Niger… Le Sahel, « vaste trou noir de l’information »
Les photos prises par les témoins sont envoyées via des messages cryptés. On voit des cadavres entassés par dizaines, les corps criblés de balles, dans un village du nord du Burkina Faso. D’un côté, les femmes, certaines portant leur bébé sur le dos, sont allongées par terre près de leur case. Sur une autre, un groupe de petits garçons exécutés à la suite. C’était en février dernier, près de Ouahigouya, assurent plusieurs sources. Au Burkina Faso, les images de tueries attribuées à l’armée ne cessent de se multiplier. Dans la presse, les enquêtes sur les violences, désormais quasi quotidiennes, se font plus rares.
Au Sahel, la région est devenue l’une des régions les plus « de vastes trous noirs d’information », prévient l’ONG Reporters sans frontières. Depuis les coups d’État au Mali, au Burkina Faso et au Niger, les journalistes occidentaux ne peuvent plus se rendre dans ces trois pays dirigés par des juntes militaires, faute d’accréditation ou d’autorisation d’entrée. Expulsions de correspondants étrangers, suspensions de médias français (RFI, France 24, Jeune Afrique, Le mondeFrance 2 notamment) au Mali et au Burkina Faso, visas bloqués pour les Français au Niger… Sur place, les journalistes sahéliens doivent faire face à des pressions et des menaces d’arrestation.
Des zones coupées du monde
Au Sahel, où chaque camp rejette sur l’autre la responsabilité de pertes massives, compter les morts est une mission presque impossible. L’ONG Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled), l’une des rares à collecter et analyser des données sur les conflits dans la région, estime que plus de 17 000 civils ont été tués depuis 2012 et le déclenchement de la crise au Mali. « Il est de plus en plus difficile d’obtenir des informations fiables dans cet environnement de peur et de guerre de l’information, où la propagande est utilisée par les groupes armés et les forces nationales »note Héni Nsaibia, chercheur à l’Acled.
Dans la région, des zones entières passées sous le contrôle des jihadistes ou des zones d’opérations militaires sont coupées du monde. Depuis 2013, quatre journalistes européens – deux français (Ghislaine Dupont et Claude Verlon, NDLR) et deux Espagnols – ont été tués au Mali et au Burkina Faso. Enlevé en 2021 lors d’un reportage à Gao, le correspondant de Libérer Au Mali, Olivier Dubois est resté deux ans aux mains des jihadistes du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, lié à Al-Qaïda), avant d’être libéré.
Enquêter à distance est un véritable casse-tête. De nombreuses antennes téléphoniques ont été sabotées par les combattants pour isoler les villages. Les rares sources joignables, souvent terrifiées, préfèrent témoigner sous couvert d’anonymat. En juillet 2023, l’ONG Amnesty International estimait qu’au moins 46 localités étaient assiégées par des groupes armés au Burkina Faso, où ils ciblent les rares convois de ravitaillement organisés par l’armée.
A Djibo, ville du nord du Burkina Faso sous blocus depuis deux ans, « Cela fait quatre mois qu’il n’y a plus de riz ni de sucre dans les magasins. Tout manque, les médicaments, l’essence… Nous ne pouvons pas non plus sortir cultiver dans les champs. Des personnes âgées sont mortes de faim. » raconte un habitant, joint par téléphone.
Il est encore plus difficile de savoir ce qui se passe dans les villages où les djihadistes triomphent en nouveaux maîtres. Ils y imposeraient la charia (Loi islamique, NDLR), le port du voile et les châtiments corporels des voleurs, pouvant aller jusqu’à la peine de mort.
Massacres militaires
Au Sahel, les populations sont les premières victimes des violences. Les militaires au pouvoir, réunis au sein de la coalition appelée Alliance des États du Sahel (AES), promettent d’éradiquer « Les terroristes ». Les accusations d’exactions se multiplient contre les forces armées maliennes, appuyées par des mercenaires de l’ancien groupe russe Wagner (rebaptisé Africa Corps), allié du régime. Au Niger, l’armée a reconnu des bavures lors de frappes de drones en janvier dans un village du sud-ouest du pays. Pour renforcer ses troupes, la junte burkinabè compte sur le recrutement de 90 000 « volontaires pour la défense de la patrie », auxiliaires civils mal entraînés, accusés de diriger des expéditions punitives.
Holdé, Karma, Zaongo… Au Burkina Faso, la liste des massacres présumés de l’armée et de ses auxiliaires s’allonge. L’ONG Human Rights Watch (HRW) tente de documenter les nombreuses allégations d’abus lors des opérations militaires. Analyse de photos de cadavres, d’images satellites, géolocalisation de vidéos, etc. « Nous recevons de nombreuses alertes mais nous devons faire des choix, entre les cas les plus emblématiques, la possibilité d’enquêter et, surtout, la protection des sources »explique Ilaria Allegrozzi, chercheuse pour le Sahel à HRW.
Propagande et désinformation
Pour les juntes du Sahel, il ne reste qu’une seule vérité : la leur. Ils se présentent en libérateurs face à l’Occident et continuent de faire planer le spectre d’une menace de « déstabilisation » pour renforcer leur pouvoir. Au Mali, le gouvernement vient de suspendre les activités des partis politiques, coupables de « discussions stériles » et de « subversion ». Dans des vidéos, leurs partisans les plus zélés vont jusqu’à menacer de mort ou appeler à la traque. « ennemis » soldats. La propagande et la désinformation fonctionnent à plein régime. A la télévision nationale burkinabè, le journal relaie chaque soir l’actualité « victoires » de l’Armée. Sur les réseaux sociaux, les trolls et les faux médias vantant l’armée et la Russie fleurissent.
Au Burkina Faso, depuis un décret appelant à la mobilisation générale en avril 2023, plus d’une dizaine de journalistes, militants et opposants ont été réquisitionnés sur le front après avoir osé dénoncer les abus du pouvoir. Arrêté en décembre, un ancien ministre de 70 ans est réapparu deux mois plus tard dans une vidéo hagard, en treillis, Kalachnikov à la main, sur un terrain d’entraînement.
Pour échapper à ce climat de terreur, certains ont choisi l’exil. Souleymane (le prénom a été modifié), militant burkinabé, s’est réfugié à l’étranger après trois mois d’enrôlement forcé dans un camp militaire. Il dit avoir été kidnappé par « hommes cagoulés »en civil et armé, puis emmené dans une villa de la capitale où » soldats » l’a battu, fouetté et lui a plongé la tête sous l’eau. « Ils m’ont dit que si je ne soutenais pas le chef de l’Etat, ils me tueraient, puis ils m’ont emmené au combat »il dit.
Au Niger, l’autocensure devient monnaie courante. « Nous savons qu’il y a une ligne rouge à ne pas franchir, au risque d’être arrêté ou de s’en prendre à la famille », murmure un journaliste. Dans la région, nombreux sont ceux qui sont confrontés à cette équation : se taire, se faire arrêter ou partir. « Si je fuis, je serai un traître »» s’attriste cette source qui préfère, momentanément, renoncer à l’écriture.
——
Une cascade de coups d’État
Le Mali a été le théâtre de deux coups d’État dirigé par le même groupe de colonels, en août 2020 et mai 2021. Le pays est désormais dirigé par une junte.
Au Burkina Faso, un coup d’État mené par le lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba, renverse le président Roch Marc Christian Kaboré, le 23 janvier 2022. Le 30 septembre 2022, un groupe de militaires dirigé par le capitaine Ibrahim Traoré annonce à son tour la mise à l’écart du chef de la junte.
Au Niger, le président Mohamed Bazoum est renversé le 26 juillet 2023 par un groupe de militaires dirigé par le chef de la garde présidentielle, le général Abdourahamane Tchiani, au pouvoir depuis.