«L’UE se tirerait une balle dans le pied en confisquant les actifs russes pour les donner à l’Ukraine»
FIGAROVOX/TRIBUNE – Armin Steinbach, professeur de droit et d’économie à HEC Paris, s’oppose à la proposition d’Ursula von der Leyen d’utiliser les bénéfices des avoirs russes gelés pour armer l’Ukraine. L’UE serait plus durement touchée que les États-Unis par les représailles russes, affirme-t-il.
Armin Steinbach est professeur de droit et d’économie à HEC Paris et chercheur non résidentiel au think tank Bruegel à Bruxelles.
Qui oserait remettre en question le sens moral de la confiscation des avoirs souverains d’un agresseur ? Lui faire payer les dommages de guerre en lui confisquant ses biens semble juste. C’est dans cet élan de moralité que le Conseil européen a décidé de saisir les « bénéfices exceptionnels » réalisés par Euroclear, un organisme international de dépôt de fonds établi en Belgique et qui gère les avoirs russes gelés. Ce n’est que le début. Certains pays, dont les Etats-Unis en première ligne, appellent à saisir non seulement les bénéfices réalisés par Euroclear grâce à la gestion des actifs russes, mais aussi l’ensemble des principaux actifs du pays. Appel qui cache des disparités notables en termes d’impact financier. Si les États-Unis ont peu d’intérêts en jeu, ce serait pour l’Union européenne se tirer une balle dans le pied.
Les représailles russes suite à une telle confiscation seraient principalement ciblées contre l’Europe. En effet, l’UE détient au moins 200 milliards d’euros d’avoirs de réserve russes, une somme qui dépasse largement celle détenue par les États-Unis, qui ne s’élève probablement qu’à quelques milliards de dollars, sans compter la part minime des autres pays du G7. Cela fait de l’Europe la cible la plus probable de représailles. Le plus simple pour la Russie est de confisquer les actifs détenus par les entreprises européennes, comme elle l’a annoncé à plusieurs reprises par le passé. Les entreprises n’ont retiré qu’environ un tiers de leurs actifs vers la Russie depuis le début de la guerre, selon les données de la Kyiv School of Economics. Le montant des avoirs étrangers restant en Russie s’élève encore à 285 milliards de dollars, dont 105 appartiennent à des entreprises européennes, soit trois fois plus que les avoirs américains (36 milliards de dollars). Prendre au sérieux les avertissements russes de représailles pourrait conduire à un scénario dans lequel les entreprises européennes paieraient la facture du financement de l’Ukraine – et non les gouvernements.
D’un point de vue juridique, la confiscation des avoirs souverains suscite de nombreuses controverses parmi les juristes, au nom de l’immunité des fonds souverains. Les sanctions imposées à la Russie doivent être « temporaires » et « réversibles ». Dans le passé, de nombreuses tentatives d’ingénierie juridique ont été proposées pour rendre la confiscation des avoirs russes conforme au droit international. L’une d’elles consiste à utiliser les actifs russes comme garantie pour les prêts à l’Ukraine. Mais cela équivaudrait à une confiscation, minimisant la valeur économique de ces biens.
Les investisseurs se détourneraient d’une telle UE si elle remettait en question le respect des droits de propriété, une préoccupation qui n’inquiète guère une puissance économique dominante comme les États-Unis.
Armin Steinbach
Les risques de litiges en matière de garanties doivent également être pris en compte : Euroclear est déjà poursuivi devant les tribunaux russes et ne verra probablement jamais son argent restitué par les déposants russes. Par ailleurs, la Belgique est confrontée à une procédure d’investissement initiée par la Russie dans le cadre d’un traité bilatéral d’investissement. Le gouvernement belge a déjà pris les bénéfices d’Euroclear sur ses actifs russes, la question des droits de propriété sera donc en jeu. Il reste à prouver qu’il s’agit de « bénéfices exceptionnels », comme le disent les protagonistes des syndicats, et non de rendements typiques pour un investisseur détenant des titres similaires.
Quelle que soit la mesure adoptée, elle reste au moins dans une zone grise. Historiquement, les États-Unis se sont peu souciés de ce que dit le droit international. La paralysie réussie par Washington de l’organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres où la politique de puissance américaine a outrepassé les règles internationales. Toutefois, les particularités culturelles de l’Europe sont fondamentalement différentes. Elle est malheureusement consciente des limites de son unité politique et de sa force. Dépendant de marchés ouverts, il adhère pleinement au droit international et au multilatéralisme. L’ADN de l’Europe repose sur certaines règles. Mais cette image serait entachée si l’on envisageait des confiscations à une telle échelle, à la limite de la légalité. Outre une perte de crédibilité, les investisseurs se détourneraient d’une telle UE si elle remettait en cause le respect des droits de propriété, une préoccupation qui n’inquiète guère une puissance économique dominante comme les États-Unis.
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Enfin, on pourrait également observer un effet boomerang. Depuis près de deux décennies, l’Allemagne et l’Italie sont mêlées à un différend devant la Cour internationale de Justice sur la portée des immunités des États sur la question de l’indemnisation des victimes de crimes commis par les forces nazies en Italie ou contre des citoyens italiens. En effet, si l’immunité des États était remise en question, l’Allemagne pourrait se retrouver confrontée à de nouvelles tentatives de confiscation des atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les débats sur la confiscation des avoirs russes ne doivent pas détourner l’UE de sa responsabilité première : apporter un soutien financier à l’Ukraine voisine. C’est à l’Europe, et non aux États-Unis, de créer un fonds de guerre au profit de l’Ukraine et dans l’intérêt de la sécurité publique européenne. Pendant la pandémie, l’Europe a pu créer un volume sans précédent de fonds financés par la dette. Il convient aujourd’hui de répéter cette expérience pour protéger le continent plutôt que de compter sur les États-Unis pour préserver la sécurité européenne.