Lorsque la mairie de Paris organise un concours de dératisation en 1901
C’est le principal fléau de l’ère industrielle. Grouillant dans les sous-sols, nageant dans les égouts, se multipliant par milliers au milieu des détritus, les rats sont les inévitables sous-produits de l’agglutination urbaine. Vecteurs de maladies (peste bubonique, leptospirose, trichinellose, toxoplasmose, teigne), ils corrompent les aliments et l’eau, rôdent dans les garde-manger et grignotent les canalisations : au début du XXe siècle, les Parisiens ne supportaient plus cette cohabitation forcée avec les rongeurs qui, comme l’a écrit un journaliste La Cocarde 25 décembre 1901, « sont légion jour et nuit ; ils trottent dans les pièces, les couloirs, grimpent sur les meubles, ravagent les buffets, la bibliothèque, la cuisine. »
Pourtant, tout a été tenté pour les purger de la capitale. Les gazer au sulfure de carbone, les empoisonner à l’arsenic, les tuer par milliers dans de lugubres « ratodromes » où ils affrontent des chiens surentraînés… Des centaines de rongeurs furent également dévorés par les Parisiens lors du siège de 1870-1871 au cours duquel, pour lutter contre la disette, les restaurateurs affichaient à leur carte des plats insolites tels que «salami de rat à la sauce Robert » ou le « pâté de rat aux champignons »Rien à faire : l’animal survit. Il se multiplie dans l’ombre, attendant son heure. Sa mauvaise réputation s’aggrave encore lorsqu’un bactériologiste franco-suisse, Alexandre Yersin, découvre le bacille de la peste en 1894 – associant ainsi la prolifération de maladies mortelles à celle des rats.
Un « rat des marées »
Au début du XXe siècle, les Parisiens sont confrontés à un constat alarmant : les nuisibles sont partout. A la nuit tombée, un raz-de-marée gris poussiéreux déferle sur la capitale, matérialisé par des dizaines de paires d’yeux filant dans l’obscurité. Leur nombre est estimé à près de trois millions. Les noctambules les voient traverser les voies du tramway un mégot entre les dents, sortir précipitamment des impasses obscures, longer silencieusement les berges de la Seine. Les rongeurs sont prudents, et pour cause : un combat à mort s’engage entre eux et les musophobes.
Les services d’assainissement de la mairie de Paris ont commencé par distribuer une prime pour chaque queue de rat apportée dans leurs bureaux, de l’ordre de 10 centimes par tête. En quelques semaines, la somme allouée par la mairie – 5 000 francs – s’était déjà évaporée, sans que le problème ne soit résolu ! Car les rongeurs ont plus d’un tour dans leur sac, comme le souligne Louis Rouvray dans Le Figaro du 31 décembre 1901 :
Le rat de Paris est un animal très particulier, pas bête du tout, qui n’a rien de commun avec le grossier rat de campagne ou le naïf rat de province. (…) Il a su organiser son existence parasitaire et mystérieuse de manière à se procurer le maximum de plaisirs de la vie avec le minimum de dangers.
Car les rats bruns (ou « surmulots »), arrivés à Paris vers 1750, se méfient désormais des pièges tendus par les éradicateurs. Ils savent éviter les zones souterraines trop fréquentées par les égoutiers et les électriciens, où ils risquent la mort d’un coup de pied, et préfèrent se cacher dans des espaces inaccessibles aux humains. Usines abandonnées, caves en ruine, cimetières, abattoirs et espaces verts sont leurs lieux de prédilection où ils se multiplient à volonté : atteignant la maturité sexuelle en 6 à 8 semaines, ces rongeurs peuvent donner naissance à une progéniture de 1000 individus en une seule année !
Mais les dégâts sanitaires, matériels et esthétiques qu’ils provoquent sont tels que les services d’hygiène de la capitale doivent redoubler d’efforts. « Ce n’est donc pas par la force que nous pouvons lutter contre eux, Louis Rouvray reprend dans les colonnes de Figaro. Les méthodes classiques restent inefficaces. (…) Les matraques des égoutiers ne font que de rares victimes. Il faut les combattre avec ruse. Et comme l’administration était mal équipée pour cette guerre, elle a fait appel à des spécialistes. »
Le rat, ennemi public numéro 1
C’est ainsi qu’est née l’initiative audacieuse – mais osée – des autorités municipales parisiennes : organiser un grand concours de dératisation. « Nous nous sommes donc tournés vers les spécialistes des poisons, poursuit le journaliste. Et un véritable concours fut ouvert. (…) Un certain nombre d’entre eux se présentèrent. On leur donna à chacun un lot à purger de ces rongeurs rusés et sournois, le privilège de détruire les rats de Paris étant accordé à celui qui obtiendrait les meilleurs résultats.
Mais le ventre mouvant de la capitale va vite décourager les exterminateurs, qui baissent les bras devant l’ampleur de la tâche.
Les concurrents ont commencé par étudier le terrain. Puis, quand est venu le moment de commencer la campagne, ils ont tous disparu comme par enchantement. Les difficultés les avaient effrayés.
Selon le récit du journaliste, à l’issue du concours, un seul « ratier » est resté en lice. Qu’importe : sa dextérité et son efficacité ont été telles qu’on lui a proposé un poste au sein des services municipaux ! « Nous aurons un fonctionnaire de plus, Louis Rouvray plaisante. Celle-là au moins sera utile, et, à l’heure où tout se rétrécit, on ne sera pas étonné de voir un « capitaine de raterie » remplacer les capitaines de louveterie qui ont quasiment disparu. En effet, chassés par les grandes chasses des années 1880, les loups ont disparu des forêts tricolores…
Ce n’est pas le cas pour les rats bruns. Malgré les efforts de la municipalité, les rongeurs continuent d’encombrer le ventre de la capitale – et ce, malgré le massacre commandité par la mairie : a
« A Paris, où les rats sont plus gênants et plus nombreux, on en tue chaque année 80 000 aux Halles Centrales, 25 000 dans les autres marchés, 120 000 aux Abattoirs, 50 000 dans les boucheries, 300 000 dans les épiceries, 100 000 dans les tanneries, 500 000 dans les habitations particulières, 100 000 dans les égouts, les caves et les rues, 200 000 avec divers poisons. » lister le journal Le jour en février 1911. Mais ce ne sont là que quelques épisodes d’une petite guerre qui, hélas ! n’exterminera pas la course aux rats.
Les pouvoirs publics finiront par comprendre – un peu tard – que, à défaut d’éliminer le rongeur, mieux vaut s’attaquer aux causes qui favorisent sa prolifération : vétusté des logements, dépôts sauvages d’ordures et présence de cadavres deviennent les nouveaux chevaux de bataille des autorités municipales. Aujourd’hui, le nombre de rats qui grouillent dans la capitale est estimé à trois ou quatre millions… soit environ 1,5 par Parisien.
GrP1