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« L’industrie européenne de défense est un savoir-faire »

La Croix : Dans votre ouvrage, vous écrivez que pour connaître la stratégie d’un pays, il faut regarder ses armes, ce qu’il achète, ce qu’il construit lui-même. Qu’est-ce que cela nous dit concrètement ?

Léo Péria-Peigné : L’armement – ​​la manière dont on équipe son armée, son volume, sa masse, les capacités et performances de ses différents types d’armes – fournit des informations très intéressantes sur la manière dont une nation se projette comme puissance et sur ses objectifs. L’exemple historique le plus classique est celui de la France de l’entre-deux-guerres.

Victorieuse de l’Allemagne, elle adopte une posture extrêmement défensive derrière la ligne Maginot. Ses chars, ses avions, son artillerie ne sont pas conçus pour les longs trajets. Ils sont lents, lourds, résistants. En face, l’armée allemande, qui a perdu la Première Guerre mondiale, mise sur la mobilité, l’effet de groupe, la coordination avec l’utilisation de la radio que l’on retrouve dans presque tous les chars. L’Allemagne est dans une posture beaucoup plus agressive et façonne son armée en conséquence.

Que disent aujourd’hui les choix d’équipements militaires de la France sur sa stratégie ?

LP-P. : L’armée est en train de prendre possession des véhicules développés au cours des dix dernières années. Ces machines sont calquées sur le retour d’expérience de l’armée française : des opérations extérieures, en milieu désertique, face à un adversaire qui utilise des tactiques asymétriques. Ainsi, le nouveau cheval de trait blindé de l’armée française, le Griffon, sera un véhicule climatisé, capable d’être déployé par avion, équipé d’un châssis haut pour limiter les dégâts en cas d’attaque aux explosifs improvisés.

Le déclenchement de la guerre en Ukraine a montré la relative inadaptation de ces véhicules à un conflit de haute intensité : à la fois trop lourds et trop peu protégés puisqu’ils ont été conçus pour résister davantage aux explosifs improvisés qu’aux armes de guerre, ils sont également trop coûteux et complexes à subir. pertes importantes et être remplacé.

L’autre leçon de votre travail est que le commerce des armes a sa propre singularité.

LP-P. : Les armements sont un domaine trop politique pour être simplement un objet de commerce. Lorsqu’un État s’approvisionne auprès des Américains, des Russes, des Turcs, des Chinois, il envoie un message au reste du monde. Acheter aux Américains, c’est entrer dans le jeu de leurs entreprises, de leur armée qui contribuera à la formation, un ensemble de mécanismes politico-militaires souvent liés à l’Otan.

La Pologne est ainsi un grand consommateur d’armes américaines, ce qui lui permet de s’attirer les bonnes grâces de Washington. Certains pays comme la Turquie ou la Corée du Sud ont décidé au contraire de construire leur propre base industrielle et technologique de défense, afin de moins dépendre de la première puissance mondiale. Lorsque la France fait le choix, dans les années 1950 et 1960, de relancer son industrie d’armement, elle aspire aussi à retrouver une certaine forme d’autonomie contrairement à ses voisins.

Les Européens semblent avoir fait le choix inverse puisque 70 % des armes importées depuis 2022 proviennent du continent américain. Comment expliquer cette frénésie d’achat ?

LP-P. : Lorsque la guerre en Ukraine a éclaté, ce sont les Américains qui ont apporté le soutien le plus efficace. Les pays qui se sentent menacés par la Russie espèrent donc, en s’approvisionnant outre-Atlantique, acheter de la proximité et une forme de garantie. Et puis se pose la question du matériel disponible.

Lorsque les Polonais achètent des centaines de chars coréens ou de lance-roquettes américains à longue portée, c’est avant tout parce qu’ils ne sont pas disponibles dans les usines européennes. Ils ne veulent pas attendre 2040 pour renforcer leur armée. L’industrie européenne de défense est un métier. L’Allemagne produit une cinquantaine de chars par an et c’est tout.

Chars du futur, successeurs du Rafale : les Européens ont beaucoup de mal à monter des projets d’armement communs. Faut-il être pessimiste pour l’avenir du secteur en Europe ?

LP-P. : Nous avons des contre-exemples de projets qui fonctionnent. La société MBDA, implantée dans plusieurs pays, est un modèle d’intégration unifié et performant. Mais il est vrai que les Européens ont du mal à faire les choses ensemble, car ces projets combinent des aspects politiques, militaires et économiques qui peuvent diverger. Pendant longtemps, la menace a paru lointaine. Face à l’urgence et à la guerre en Ukraine, le mouvement semble aller dans le bon sens. L’Union européenne a également commencé à se saisir de cette question : la Commission pourrait apporter une impulsion intéressante et une concertation dynamique qui fait encore défaut dans le domaine de l’armement.

Comment les États-Unis utilisent-ils leur industrie de défense pour renforcer leur domination ?

LP-P. : Prenons l’exemple du chasseur F-35. Il s’agit d’un avion extrêmement moderne et sophistiqué, qui nécessite un entretien très lourd. Le logiciel de l’appareil nécessite une mise à jour quasi hebdomadaire sans laquelle il ne peut pas fonctionner. Si demain, un pays qui a acheté l’engin se brouille avec les Américains, ils pourront couper l’accès à ces mises à jour et très vite la flotte de F-35 deviendra inutilisable.

C’est un principe qui existe depuis toujours : lorsqu’un État vend des armes modernes, il veille à ce qu’elles ne puissent pas être utilisées contre ses intérêts. Mais les F-35 restent très intéressants pour des pays comme la Grèce, le Danemark ou les Pays-Bas dont les industries de défense, fragmentées et spécialisées, ne permettent pas de concevoir et de produire des chasseurs aussi avancés.

Que savons-nous de l’industrie de défense chinoise ?

LP-P. : Contrairement aux Américains, l’État ou le Parti communiste contrôle l’industrie de défense chinoise qui reste secrète et fermée. Dans le top 100 des armateurs, les entreprises chinoises progressent mais restent loin derrière leurs concurrentes américaines. Ils produisent avant tout pour eux-mêmes en vue de moderniser l’armée chinoise. La Chine investit massivement dans la recherche et le développement. La dynamique de l’innovation est tellement « déguisée » qu’il est difficile d’estimer clairement où elle se situe.

Les Russes ont montré l’importance de la masse et du stock plutôt que de la technologie dans une guerre de haute intensité…

LP-P. : La guerre en Ukraine nous rappelle que nous pouvons choisir les masses plutôt que la technologie, à condition d’en subir les conséquences. Pour le prix d’un char moderne, vous pouvez avoir 40 chars des années 1950, mais vous avez besoin de 40 équipages et 40 mécaniciens. Ils seront moins protégés et moins connectés, ce qui entraînera une augmentation des pertes humaines. Traumatisés par la Seconde Guerre mondiale, les Soviétiques avaient choisi la masse et les stocks. La plupart des chars russes modernes sont des chars produits il y a 50 ans ou dérivés de modèles de ces années-là.

Mais l’industrie de défense russe, contrairement à l’époque soviétique, n’est plus une industrie de masse. La plupart des véhicules blindés et autres véhicules qui sortent aujourd’hui des usines d’armement sont constitués de matériels soviétiques récupérés dans les stocks et reconditionnés. Ces stocks pourraient toutefois être épuisés en 2025. Si son industrie ne parvient pas à monter en puissance, la Russie se mettra dans une situation vulnérable sur le champ de bataille.

(1) Géopolitique des armements, Instrument et réflexion des relations internationales, Léo Péria-Peigné, Le Cavalier bleu, 176 pages
20,00 €

(2) Institut Français des Relations Internationales

William Dupuy

Independent political analyst working in this field for 14 years, I analyze political events from a different angle.
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