Paradis, Ça vaut le coup. Un TER à une seule voiture, entre Guingamp et Paimpol, qui fait certains arrêts à la demande, comme un bus. L’embarcadère de Ploubazlanec à quelques kilomètres de la ville, puis… « le dernier ferry pour le paradis » : Bréhat. Ce paradis est celui de Raphaël Haroche, qui confirme avoir adopté cette expression tirée d’une de ses nouvelles. Celui qui s’est fait connaître par la chanson s’est fait connaître en littérature avec deux recueils de nouvelles (le premier, Retour à la merqui lui a également valu le Goncourt de la nouvelle en 2017) et un roman sur l’adolescence, très triste et très beau (Avalanche). L’univers de ses écrits est empreint d’une forme d’étrangeté, d’une atmosphère d’un bleu délavé comme sa tenue le jour où on le rencontre, tout en jean oversize avec une casquette vintage Jurassic Park, qui souligne l’air juvénile de ce garçon de 48 ans. L’été et régulièrement tout au long de l’année, il emprunte donc ce bac pour retrouver la côte escarpée et le granit rose, les hortensias et les agapanthes, les murs de pierre et les landes de bruyère, et surtout la maison qu’il a acquise sur un coup de tête, alors qu’il n’avait jamais mis les pieds à Bréhat auparavant. « Être sur une île est très puissant. Si cela angoisse certains, cela ne m’angoisse pas. J’ai une idée assez illusoire d’un refuge. C’est illusoire compte tenu de l’histoire de l’île, qui a été occupée à chaque invasion. » Et de nous raconter qu’au Moyen-Age Bréhat fut envahie par les Anglais ou qu’elle vécut sous l’occupation nazie pendant la Seconde Guerre mondiale. « J’aime cette illusion d’être hors du monde, cet isolement. Et puis on a un petit bateau, donc si on a une crise d’angoisse, on peut sortir en mer ! »
Le sujet qui nous amène ici, les lieux d’inspiration des écrivains, est justement une question qu’il se pose souvent. Où écrire ? Et la réponse qui lui vient immédiatement à l’esprit est « un endroit où (il y a) un arbre. » De manière plus pragmatique, il cherche « le temps et « J’ai trois enfants et je travaille à la maison. Je jongle avec les horaires de chacun. À Paris, les journées sont tellement fragmentées que je n’arrive pas à trouver assez de temps pour être disponible. Ici, les étés sont longs. Il y a une douce lenteur propice à l’écriture. Je me lève très tôt, je fais chauffer la cafetière italienne, j’ouvre la porte et j’attends que le soleil se lève sur la mer. J’écris beaucoup à Bréhat car c’est là que j’ai le temps, plusieurs semaines devant moi pour laisser les choses se dérouler, se mettre en place. » Sur cette île, on ne peut que penser à une autre, voisine, Guernesey, et à l’illustre vigie de Victor Hugo, son cabinet de travail tout en verre où il laissait venir l’inspiration en regardant l’océan. Raphaël Haroche apaise d’emblée nos élans romantiques du XIXe siècle. « Le lieu privilégié de l’écriture, ce lieu dédié avec le bureau dédié et la chaise dédiée instaure une injonction qui me paralyse. Ma plume est aiguisée, ma table est rangée mais… que je m’ennuie ! »
« Ce que j’ai de phobique, je le mets dans mes livres »
Il peut donc être placé n’importe où dans la maison ou dans le jardin, sur une table ou sur un banc. « Je travaille souvent sur mon lit avec des feuilles de papier autour de moi, mon ordinateur sur les genoux. J’aime travailler allongé, sur mon canapé ou par terre. Déjà enfant, je révisais mes cours de cette façon, par terre. Même pour la musique, j’ai vite préféré les espaces de vie de la maison au studio que je m’étais aménagé. Je travaille toujours dans la cuisine. » Une vidéo virale me vient à l’esprit. En pleine pandémie, l’artiste est dans sa cuisine, avec sa guitare, et propose un concert en direct sur Facebook. On entend la voix de sa compagne – la comédienne Mélanie Thierry – qui traverse la pièce à plusieurs reprises et lui dit, agacée : « Ce n’est pas le moment ! Tu es dans la cuisine maintenant, je dois cuisiner. » Avec un sourire en coin, il réclame quelques minutes pour deux chansons. Une scène de confinement amusante, pleine d’autodérision.
Raphaël Haroche, à Bréhat le 11 juillet (Crédits : © LTD / Emmanuelle Pays pour La Tribune Dimanche)
On lui demande s’il écrit aussi dans les hôtels, lui, le musicien qui est régulièrement sur la route (on se mord la langue pour éviter la lourdeur d’une référence au nomadisme et à la caravane, qui a donné son nom à l’album musical qui l’a rendu célèbre). « J’écris rarement en tournée. C’est difficile de se poser, entre les virées nocturnes, les balances, la concentration, l’énergie du concert, le dernier verre… Je ne sais pas si un acteur, par exemple, pourrait écrire entre deux représentations. Podalydès doit sûrement y parvenir, car il sait tout faire, mais en dehors de lui-même… »
Pour le temps et pour l’espace, il a Bréhat, où les jours se répètent. « Chaque jour, je cours pendant une heure et je nage dans l’eau glacée – une matinée viking ! – puis je suis épuisé et gelé pour le reste de la journée », plaisante-t-il, lui qui termine souvent ses réponses par une pirouette. Il nous confie qu’il vient de commencer un roman et qu’il espère le terminer avant Noël. « L’écriture reste mon pays. Sans elle, je dépéris. J’ai besoin d’invention, de personnages, de musique… Mon équilibre est là-dedans. Ce que j’ai de phobique, d’obsessionnel, d’apocalyptique, je le mets dans mes livres. » Le débit de ses paroles est rapide. Puis il y a des silences. Il s’inquiète de la pertinence de ses réponses, parle mezzo piano, d’un souffle souvent noyé par les tracteurs-navettes qui, en pleine saison touristique, passent sans cesse sur cette île sans voitures.
« Je m’inspire de l’imaginaire de l’enfance »
En chemin, alors que nous nous rendons à la chapelle Saint-Michel pour la séance photo, il repense, vélo en main, à cette question de lieu d’inspiration. « Mon lieu est plus mémorial. J’aime ce lieu parce qu’il est sublime, mais je ne vois pas directement l’influence de cet espace sur mon écriture. L’espace n’est en fait qu’intérieur. » Nous lui signalons cependant que, dans Une éclipse la nature et l’océan font irruption dans l’imaginaire de celui qui se définit comme « un vrai parisien » – ville où il est né, a grandi et vit encore. Est-ce l’influence bretonne ? « Je n’ai pas une vision très romantique de la nature. S’il y a quelques nouvelles où l’on reconnaît Bréhat, les lieux de mes récits sont des sortes de mutants fictifs. Dans le roman que j’écris, l’appartement est le mélange d’habitations que j’ai connues, avec la géographie circulaire de l’une et l’escalier de l’autre. » Ses écrits évoquent souvent l’enfance, avec des garçons fragiles et des frères disparus, des pères abandonnés et des mères bipolaires, des grands-mères dont on a honte parce qu’elles sont trop encombrantes et pas assez sophistiquées. « Je m’inspire beaucoup de l’imaginaire de l’enfance, un peu mythologique ou un peu marécageux selon l’âge auquel on se réfère. Je recherche beaucoup de lieux de cette période. Peut-être parce qu’ils sont Comme recouvert par le temps. La mémoire de l’enfance est friable et malléable. De plus, la question de la mémoire est centrale dans son travail, nous dit-il. « Écrire est une activité étrange. Nous travaillons sur la mémoire collective, sur notre propre mémoire et sur la falsification de cette dernière pour arriver à la vraie fiction, celle que je recherche. »
Il devra quitter son île refuge dans deux jours pour quelques concerts. Cet été, il participera à plusieurs festivals avec son dixième album, Une autre vie. D’ailleurs, avant-hier, il a joué pour la première fois à Bréhat. « J’ai un peu hésité car on joue rarement dans un endroit où l’on habite. Si tu joues à Châteauroux et que le concert ne décolle pas, le lendemain tu repars : « Salut, à dans quinze ans ! » Alors qu’ici, c’est le lendemain matin à la boulangerie. » Soyons rassurés, le moment était venu » délicieux « , dans le décor « assez magique » de la citadelle, avec « un bon groupe et un bon son. » Rien n’assombrit le paradis.
DANS LE LECTEUR DE RAPHAEL
Le 28 juin dernier, Raphaël Haroche avait presque terminé la lecture de sa rentrée littéraire. Membre du jury du prix Méduse (qui vient de récompenser Clémentine Mélois pour Donc c’est bien), il a lu une trentaine de nouveautés. Alors, l’été, il se plonge dans » des livres qui, malgré leur ancienne publication, sont tout à fait d’actualité » Il regarde les livres chargés sur son téléphone, car il s’entraîne à lire » plusieurs travaux en parallèle » Il récite : L’Enéidede Virgile, Le Princepar Machiavel, Comment l’Empire romain s’est effondrépar Kyle Harper, Au-delà se trouve le Wubpar Philip K. Dick, dans la version originale, Les mécontentements de la civilisationpar Sigmund Freud, L’étrange défaitepar Marc Bloch, L’Art de Vivrepar Cesare Pavese… Il s’arrête à « un livre merveilleux écrit par un Russe expulsé par Staline et décédé à Paris dans les années 1930 » : Nousd’Evgueni Zamiatine. Traduit à l’étranger et diffusé sous le manteau dans son pays, le roman ne fut publié en Russie qu’à l’époque de la perestroïka. En fait, ce » la dystopie fondatrice écrite avant 1984 et le Meilleur des mondes résonne avec notre époque « , pointe Raphaël Haroche. Il évoque un monde futur où les hommes, identifiés par des numéros, vivent dans une cité de verre dirigée par « le Bienfaiteur » et sont contraints d’être heureux. Une poignée de résistants s’opposent à cette tyrannie de la transparence et à cette injonction au bonheur. Un éloge à la dissidence toujours d’actualité.
Nousd’Evgueni Zamiatine, traduit du russe par Véronique Patte, Gallimard, 336 pages, 15 euros.