Le contrôle des océans a toujours été un enjeu majeur pour les puissances mondiales. Mais aujourd’hui, dans un contexte de fortes tensions géopolitiques en Europe et au Moyen-Orient, le contrôle des routes maritimes revêt une importance stratégique vitale pour la sécurité internationale, le commerce mondial et la projection de la puissance militaire.
La marine américaine reste la force navale prédominante sur la scène internationale. Avec environ 300 navires de combat, dont onze porte-avions nucléaires de classe Nimitz et Gerald R. Ford, et une force aéronavale de près de 4 000 avions militaires opérationnels, elle assure une présence constante sur l’ensemble des océans. Une capacité de projection de puissance qui permet aux États-Unis de protéger leurs intérêts stratégiques et de garantir la liberté de navigation, essentielle au commerce international. Cependant, la montée en puissance de la marine chinoise, qui modernise rapidement sa flotte et étend sa zone d’influence, remet en question l’équilibre des forces navales mondiales.
L’impact économique des conflits sur le transport maritime
Si la marine et la sécurité des mers sont si stratégiques, c’est parce que le transport maritime est le pilier de l’économie mondiale. Il représente environ 80 % du commerce international en valeur et 90 % en volume. Les navires transportent une variété de marchandises, depuis les conteneurs jusqu’aux vracs liquides comme les hydrocarbures (39 % du total) et aux vracs solides comme les minerais, le charbon et les céréales (21 % du trafic total). Sans oublier, évidemment, le transport des produits finis, dont une grande partie est achetée sur Internet.
En effet, les détroits stratégiques, comme Bab el-Mandeb et Ormuz, sont des points de passage essentiels pour le commerce mondial et la distribution des ressources énergétiques. Le détroit de Bab el-Mandeb, situé entre le Yémen et Djibouti, voit transiter entre 12 % et 15 % du trafic maritime mondial. Les rebelles Houthis du Yémen, soutenus par l’Iran, ont menacé d’attaquer les navires à destination d’Israël traversant le détroit en représailles aux actions israéliennes dans la bande de Gaza. Ces menaces ont déjà conduit à des attaques contre des navires commerciaux, provoquant une réorientation des routes maritimes.
Face à ces risques, les compagnies maritimes ont choisi de contourner l’Afrique via le Cap de Bonne-Espérance, allongeant les trajets de plusieurs milliers de kilomètres, ce qui entraîne une augmentation significative des coûts opérationnels et des délais de livraison. Les primes d’assurance maritime ont également grimpé. Les armateurs doivent en effet souscrire plusieurs types d’assurance pour leurs navires :
Assurance coque de navire : couvre les dommages matériels subis par le navire.
Assurance marchandises : protège les marchandises transportées contre la perte ou les dommages.
Assurance protection et indemnisation (P&I) : couvre la responsabilité civile des dommages causés aux tiers, y compris les dommages environnementaux.
Dans les zones à haut risque, les primes de ces assurances ont été multipliées par cinq à dix. Selon des sources expertes, les tarifs d’assurance des navires traversant la mer Rouge ont atteint des niveaux sans précédent. Par exemple, une prime de guerre, qui s’ajoute à l’assurance traditionnelle dans les zones de conflit, peut représenter jusqu’à 0,4 % de la valeur du navire par voyage, contre 0,02 % en temps normal. Pour un navire d’une valeur de 100 millions de dollars, une telle différence signifie une prime allant de 20 000 à 400 000 dollars par voyage.
Les défis des forces navales face à des menaces asymétriques
Le détroit d’Ormuz est une autre zone stratégique sensible. Située entre l’Iran et Oman, elle est la porte d’entrée d’environ 20 % de la demande mondiale de pétrole et d’un tiers du gaz naturel liquéfié. Une escalade du conflit impliquant l’Iran pourrait conduire à la fermeture de ce détroit, ce qui aurait des conséquences désastreuses sur les marchés énergétiques mondiaux. Les canalisations terrestres existantes ne peuvent compenser le flux interrompu, et le manque de routes alternatives suffisantes accentue la vulnérabilité de cette route maritime.
La capacité des forces navales occidentales à sécuriser ces détroits est mise à l’épreuve. Malgré sa puissance, la marine américaine a rencontré des difficultés pour contrer les menaces asymétriques posées par les Houthis. Ces derniers utilisent des tactiques non conventionnelles, comme des bateaux rapides chargés d’explosifs, des missiles anti-navires et des drones maritimes, rendant la défense complexe. L’Iran, quant à lui, dispose de capacités militaires loin d’être négligeables, avec une stratégie de déni d’accès/déni de zone (A2/AD) dans le golfe Persique. Son arsenal comprend des missiles balistiques, des mines navales, des sous-marins de petite taille et des navires équipés de missiles rapides, qui constituent une menace crédible pour la navigation commerciale et militaire.
La question du transport du pétrole russe pour contourner les sanctions
En Europe de l’Est, le conflit entre l’Ukraine et la Russie a également des répercussions sur la sécurité maritime. L’Union européenne, le G7 et l’Australie ont imposé un embargo sur le pétrole russe transporté par voie maritime, avec un prix plafonné à 60 dollars le baril. Pour contourner ces sanctions, la Russie a constitué une « flotte fantôme » composée de plus de 200 navires opérant sous pavillon de complaisance ou sans identification claire. Ces navires transportent environ 1,7 million de barils de pétrole par jour vers des pays non soumis à des sanctions, comme la Chine et l’Inde.
Cette flotte clandestine représente un risque majeur pour la sécurité maritime et l’environnement. En effet, ces navires sont souvent anciens et moins bien entretenus que d’autres. C’est particulièrement le cas lorsqu’ils ne sont pas couverts par les grands assureurs. En cas d’accident, il n’y aurait alors aucune garantie que les dommages environnementaux, tels que les marées noires, seraient indemnisés. En outre, le manque de contrôle et de transparence rend difficile la prévention des incidents et, si nécessaire, la coordination des secours.
Une situation qui pourrait bien se dégrader : l’Union européenne, dans un futur paquet de sanctions, pourrait renforcer les sanctions affectant l’assurance de la flotte clandestine, notamment en s’attaquant aux grands assureurs russes. Cela pourrait potentiellement réduire encore davantage le niveau d’assurance déjà faible de ces navires, ce qui aurait pour effet d’augmenter le risque d’accident.
Vers une stratégie de défense maritime coordonnée
Les compagnies d’assurance occidentales sont confrontées à des défis importants. Certains, malgré les sanctions, continuent d’assurer les navires transportant du pétrole russe au-delà du prix plafonné, en violation de la réglementation en vigueur. Cette situation crée une distorsion du marché et affaiblit l’efficacité des sanctions économiques. Les assureurs qui respectent les sanctions voient leurs parts de marché diminuer face à une concurrence moins scrupuleuse, ce qui peut les inciter à revoir leurs positions.
Les forces navales doivent adapter leurs stratégies et leurs capacités opérationnelles. Lutter contre les menaces asymétriques nécessite le développement de nouveaux moyens, tels que des systèmes de surveillance avancés, des drones de surface et sous-marins, ainsi que des équipements de guerre électronique. La coopération internationale est également essentielle. Les opérations conjointes, comme l’opération « Sentinelle » dans le golfe Persique, permettent de mutualiser les moyens et d’améliorer la coordination entre les différentes marines impliquées.
L’Union européenne et la France, en particulier, ont un rôle à jouer. Ils doivent renforcer leur présence navale dans les zones stratégiques, investir dans la modernisation de leurs flottes et développer des partenariats avec les pays voisins pour assurer la sécurité des routes maritimes. Une approche diplomatique proactive est également nécessaire pour désamorcer les tensions et promouvoir des solutions pacifiques aux conflits.