Les histoires tragiques d’amoureux maudits ont toujours fasciné l’humanité. On peut citer Orphée et Eurydice dans la mythologie grecque, Cléopâtre et Marc Antoine dans l’Egypte antique ou Tristan et Iseult au Moyen-Âge. Mais comment oublier Roméo et Juliette ? Écrite au XVIe siècle, la pièce de Shakespeare s’inspire de nombreuses légendes locales venues de toute l’Europe. Du moins, si l’on en croit les villes qui fondent leur économie sur cette assertion.
C’est le cas de Teruel, charmante cité médiévale d’Aragon, en Espagne. On vous y racontera l’histoire « Les vrais amoureux qui ont inspiré Shakespeare » à chaque coin de rue. Il est impossible d’entrer dans une boutique de souvenirs ou dans une boulangerie sans entendre parler des Amants de Teruel, « la plus belle histoire d’amour jamais racontée » selon de nombreux guides touristiques.
La légende raconte qu’au XIIIe siècle, Diego de Marcilla et Isabel de Segura étaient amoureux. Isabel était issue d’une famille noble et riche tandis que Diego était issu d’une famille noble mais pauvre. Le jeune homme décida néanmoins de demander à son père la permission d’épouser la jeune femme. Il refusa mais lui proposa néanmoins un marché : « Fais fortune dans les cinq prochaines années et je te donnerai la main de ma fille ». À cette époque, le meilleur moyen de s’enrichir était de partir à la guerre. C’est ce que Diego décida de faire. Il eut la chance de s’en sortir indemne, avec beaucoup d’argent en poche. Au bout de cinq ans, en 1217, il revint à Teruel pour demander la main de la femme qu’il aimait.
Là, c’est la douche froide. Isabel célèbre son mariage avec Azagra. N’ayant jamais eu de signe de vie de Diego, elle le croyait mort. Il est dévasté. Le soir, il se faufile dans la chambre du jeune couple et réveille Isabel, la suppliant de l’embrasser. Elle refuse par loyauté envers son nouveau mari. C’est alors qu’il meurt, à la grande surprise de la jeune mariée. Les funérailles sont organisées le lendemain. Isabel est dévastée : elle pense que le chagrin a tué son amour d’enfance. Elle décide alors de donner le baiser qu’il avait demandé à son cadavre. Elle embrasse le corps de Diego, et c’est alors qu’elle meurt à son tour.
Mourir de chagrin… ou être assassiné de sang-froid
La légende n’en dit pas plus et profite du nuage de doute qui plane sur cette histoire, mais personne n’est dupe. Ici, il est important de rappeler que Diego de Marcilla et Isabel de Segura ont bel et bien existé. Cependant, on a beau vouloir penser que l’amour est puissant, il y a peu de chances que ces jeunes gens soient vraiment morts de chagrin. Si l’on enlève les lunettes roses et que l’on se fie aux indices laissés par l’histoire, il est facile d’en arriver à la conclusion que Diego, réalisant qu’il ne pourrait jamais avoir Isabel, décide de se suicider et de l’emmener avec lui. Il s’empoisonne alors, en prenant soin de laisser suffisamment de poison sur ses lèvres pour également assassiner « son âme sœur »Il a dû penser « Si je ne peux pas l’avoir, alors personne ne l’aura » avant de lui demander un dernier baiser, sachant pertinemment que ce serait son dernier acte.
À la lumière de cette hypothèse, il est facile de lire l’histoire comme une histoire de féminicide plutôt que d’amour interdit. Diego de Marcilla a pris la vie d’Isabel de Segura, qui aurait pu avoir un avenir sans lui. Il devrait être connu comme un meurtrier possessif, pas comme un homme amoureux. C’est précisément cette façon de présenter une histoire qui normalise la violence domestique et excuse la violence domestique. « crimes passionnels ».
Le marketing de la romantisation
Teruel est aujourd’hui une ville touristique incontournable en Espagne. Son architecture magnifique et son charme naturel y sont pour beaucoup, mais la ville ne connaîtrait pas son succès sans sa capacité à capitaliser sur son histoire. Il est impossible d’entrer dans une pâtisserie sans tomber sur un gâteau nommé « le baiser »dans une boutique de souvenirs sans tomber sur un porte-clés ou un aimant ou même simplement en traversant une rue sans tomber sur une plaque, un bas-relief ou une statue de la victime et de son bourreau enlacés. Teruel a bâti toute une économie touristique sur cette histoire idyllique.
Pour faire face à la popularité croissante « les amoureux »Les restes ont été déplacés en 1955 dans une crypte qui peut être visitée. Leurs sépultures représentent leur amour supposé avec deux sarcophages côte à côte surmontés de statues d’eux allongés avec leurs mains tombant sur le côté de sorte qu’ils se rencontrent entre les deux tombes. Les deux mains ne se touchent pas, symbole du fait que de leur vivant, ils n’ont jamais été ensemble. Il faut donc comprendre qu’Isabel a vu son propre cadavre déplacé pour trouver son repos éternel aux côtés de l’homme qui l’a tuée. Romantique, non ? Pourtant, les guides touristiques racontent l’histoire telle qu’elle s’est déroulée, laissant planer le doute. Mais les touristes choisissent de ne pas l’analyser, au risque de découvrir la sombre réalité derrière la légende. Une réalité qui, à coup sûr, serait moins vendable.
Au XVIe siècle, William Shakespeare se serait inspiré de ces faits réels pour écrire Roméo et Juliette. La pièce met en scène deux amants maudits par le destin. L’histoire se termine par un double suicide. Ce qui n’est pas beaucoup plus réjouissant, mais qui a le mérite de reposer sur des décisions individuelles et non sur un meurtre !
On peut critiquer Roméo et Juliette pour ne pas savoir communiquer, mais au moins aucun des deux n’a tenté de tuer l’autre. Alors la prochaine fois que vous serez à Teruel, profitez des pâtisseries et des aimants à leur effigie, mais n’oubliez pas vos lunettes comme celles-ci.
GrP1