LA GALERIE – Cette semaine, le président américain Joe Biden a annoncé son intention de tripler les droits de douane sur l’acier et l’aluminium chinois. dénonçant la concurrence « déloyale » pour les travailleurs américains, un nouvel appel aux travailleurs en pleine campagne électorale. Que pensez-vous de cette annonce ?
BENJAMIN BURBAUMER – L’acier et l’aluminium chinois représentent respectivement 2,1 et 3,6 pour cent des importations américaines de ces produits. La marginalité industrielle de l’annonce contraste avec son potentiel politique. À l’image de son opposition au rachat de US Steel par Nippon Steel, Biden multiplie les messages à l’égard de l’Amérique industrielle. Le fait qu’il espère ainsi marquer des points électoraux, au risque de tendre davantage les relations transpacifiques, est révélateur du rôle clé de la Chine dans l’avenir du monde.
En pleine campagne présidentielle, la bataille entre les Etats-Unis et la Chine est au centre des débats. Quels sont selon vous les principaux moteurs de cette confrontation ?
La mondialisation est secouée par une tempête. Du FMI au Forum de Davos, en passant par les chefs d’entreprise et les consommateurs, tout le monde le constate. Nous avons vu la bataille autour des semi-conducteurs, les sanctions économiques, la guerre commerciale, la course aux armements dans la région Indo-Pacifique. Cette série de phénomènes est étroitement liée à la rivalité entre la Chine et les États-Unis.
Dans votre travail Chine/États-Unis, capitalisme contre mondialisation, publié ce 18 avril, vous dites que le système capitaliste actuel contribue à perturber la mondialisation. Pour quoi ?
Le fonctionnement du capitalisme mine celui de la mondialisation. Cela semble contre-intuitif. Les explications souvent avancées évoquent la présence de décideurs plus protectionnistes et nationalistes comme Xi Jinping ou Donald Trump. Mais on ne reste qu’en surface quand on dit cela, car les troubles les précèdent. En réalité, les bouleversements de la mondialisation sont en effet étroitement liés au fonctionnement de l’économie mondiale. La mondialisation a été victime de son propre succès.
L’Union européenne apparaît comme la grande perdante de cette bataille. Comment peut-on l’expliquer ?
Pendant longtemps, les Européens ont supporté la présence chinoise dans la mondialisation, car ils ont bénéficié des pressions déflationnistes liées aux exportations chinoises. Mais c’était une vision naïve. La Chine n’allait pas se limiter à ce statut de fournisseur de produits bon marché. Dès le début de son intégration dans la mondialisation, Pékin a souhaité accélérer son développement et est désormais plus avancé en technologies. L’Europe se retrouve donc dans une impasse face à la Chine.
Par ailleurs, face à la polarisation entre la Chine et les États-Unis, l’équilibre des Européens devient de moins en moins efficace. La caractérisation de la Chine comme un partenaire, mais aussi comme un concurrent stratégique et un rival systémique, est symptomatique de l’incapacité européenne à saisir la tendance contradictoire à l’œuvre. En ne parvenant pas à identifier les vrais problèmes, l’Europe semble coincée.
La domination des États-Unis est de plus en plus contestée sur la planète. Le pays reste néanmoins la première puissance économique mondiale. Les tentatives de contournement de la part d’autres pays sont loin d’affaiblir la base économique de Washington. Comment l’expliquez-vous ?
L’économie américaine est restée longtemps incontestée sur le plan technologique. Les entreprises les plus innovantes étaient américaines. L’autre avantage est que le dollar a réduit les coûts de transaction pour les entreprises américaines, ce qui a facilité leurs projections à l’échelle mondiale. L’État américain a largement soutenu la démarche d’extraversion de ses entreprises. Si l’on devait résumer la mondialisation, ce serait la supervision américaine de l’économie mondiale.
La Chine a néanmoins contesté cette supervision américaine de l’économie mondiale.
La Chine est le fruit de la mondialisation. Depuis les années 1980, l’insertion de la Chine a été poussée par l’État américain qui cherchait des débouchés pour ses entreprises en crise de rentabilité. Il existe une alliance de circonstances entre les capitalistes américains et les communistes chinois. Mais leurs motivations divergent. Par leur transformation capitaliste, les Chinois cherchaient à accélérer le développement national tandis que les Américains cherchaient à restaurer la rentabilité de leurs entreprises.
Les deux pourraient coïncider pendant un certain temps. Mais les tensions sont vite apparues. Les relations prétendument harmonieuses entre la Chine et les États-Unis se sont rapidement caractérisées par une instabilité latente. La Chine a connu un rattrapage technologique très rapide. Et depuis le début des années 2000, les entreprises américaines se plaignent du mercantilisme « high-tech » chinois et du vol de propriété intellectuelle. Les soupçons sur une manipulation des taux de change ont refait surface.
Sur le plan monétaire, la Chine a progressivement soutenu le rôle du renminbi dans les transactions internationales. Malgré cette montée en puissance, le dollar reste la première monnaie d’échange et de réserve au monde. Et le privilège exorbitant du dollar n’est pas prêt de s’effondrer. Pour quoi ?
La guerre en Ukraine permet de comprendre l’importance des enjeux autour des infrastructures monétaires. A travers le dollar, les États-Unis contrôlent l’infrastructure monétaire mondiale, ce qui leur permet de mettre en difficulté les pays étrangers, en l’occurrence la Russie. À ce remarquable pouvoir extraterritorial dont jouit Washington s’ajoute le fait que le dollar réduit les coûts de transaction des entreprises américaines. En favorisant l’internationalisation du renminbi, Pékin tente de réduire sa vulnérabilité face à l’infrastructure monétaire contrôlée par les États-Unis et vise à promouvoir l’activité internationale des grandes entreprises chinoises.
Si l’usage international d’une monnaie résulte toujours de choix politiques, il est extrêmement difficile de détrôner le dollar en raison d’effets de réseau. Plus les opérateurs économiques utilisent une monnaie, plus ils incitent d’autres entreprises à faire de même. La Chine a tenté de réagir en internationalisant le renminbi, en ouvrant progressivement ses marchés financiers et en encourageant l’utilisation du renminbi dans le commerce extérieur. Et même si le dollar reste la principale monnaie de l’économie mondiale, la monnaie chinoise rattrape rapidement son retard. C’est ce qui inquiète Washington.
Vous consacrez une partie du livre à la bataille des puces à Taiwan. Pourquoi Taiwan est-elle au centre de la bataille entre la Chine et les États-Unis ?
Aujourd’hui, la supériorité technologique repose en grande partie sur les puces. Le leadership des entreprises américaines dans les chaînes de valeur mondiales en dépend. Les puces offrent des avantages économiques colossaux et sont essentielles à l’intelligence artificielle. La Chine réalise cependant des progrès notables dans ce domaine, ce qui motive les sanctions technologiques décidées par Joe Biden.
Dans la bataille pour les puces, Taiwan joue un rôle unique dans la mesure où c’est là qu’a lieu la majeure partie de la fabrication des semi-conducteurs. L’une des implications des sanctions américaines consiste alors à interdire à Taïwan d’exporter des puces avancées vers la Chine. Mais Taiwan représente également une vulnérabilité majeure pour les États-Unis. La société taïwanaise TSMC produit 90 % des semi-conducteurs avancés utilisés aux États-Unis, y compris par l’armée américaine. Dépendre de la production d’un pays situé à moins de 400 kilomètres de son principal rival, mais à 12 000 kilomètres de son propre territoire, car une composante militaire essentielle est délicate. D’où le froid autour de l’île.
(Xi Jinping et Joe Biden lors d’une réunion au Sommet de coopération Asie-Pacifique le 2 avril. Crédits : Reuters).
Avec la guerre en Ukraine, la Russie s’est détournée de l’Europe et a renforcé ses relations avec la Chine. Ce changement renforcera-t-il le poids de la Chine dans son rapport de force avec les États-Unis ?
Actuellement, le principal impact des sanctions contre la Russie est de favoriser la hausse de la monnaie chinoise. C’est une conséquence inattendue, mais majeure. Auparavant, la Russie était réticente à utiliser la monnaie chinoise dans ses transactions avec l’étranger. Désormais, elle l’utilise avec bonheur. Il convient de noter qu’après seulement une décennie d’internationalisation, l’infrastructure monétaire chinoise est capable d’absorber la réorientation monétaire d’une économie de la taille de la Russie.
L’autre effet des sanctions est de montrer que le dollar n’est pas une monnaie neutre. Le dollar peut entraîner des contraintes politiques importantes. Se mettre à l’abri d’une éventuelle pression américaine incite une série de pays à dédollariser leurs transactions financières et commerciales. Les conséquences des sanctions sont claires : la confiance internationale dans le dollar s’affaiblit et la popularité du renminbi augmente.
La Chine a lancé il y a une dizaine d’années son vaste programme des Nouvelles Routes de la Soie. Quelles sont les véritables motivations de la Chine ?
La Chine connaît un profond déséquilibre entre la production et la consommation. Ce déséquilibre a été renforcé avec le plan de relance proposé après la crise de 2007. Elle compense la faiblesse de la consommation nationale par les exportations.
Les Nouvelles Routes de la Soie permettent à la fois d’absorber une partie des surplus chinois et de donner aux entreprises chinoises l’accès à des opportunités d’investissement rentables à l’étranger. En 15 ans, la part de la Chine dans les exportations mondiales a augmenté de plus de 50 % et sa part dans le stock d’investissements directs étrangers a plus que triplé. Mais la question des Nouvelles Routes de la Soie ne concerne pas seulement les parts de marché, elle concerne plus fondamentalement les marchés en tant que tels. Car en finançant des infrastructures à l’étranger, la Chine tente de contourner durablement les goulots d’étranglement de l’économie mondiale, qui restent pour l’instant sous contrôle américain.
L’intelligence artificielle fait son retour en force ces derniers mois dans les débats. Comment la Chine et les États-Unis se situent-ils dans cette technologie cruciale ?
Il existe un consensus sur l’importance de cette technologie, car son potentiel va même au-delà de la technologie d’application générale : elle promet d’être une nouvelle méthode d’innovation d’application générale. Compte tenu de leurs rivalités, la Chine et les États-Unis tentent de développer leur propre technologie.
La Chine dispose néanmoins d’atouts non négligeables dans le domaine de l’intelligence artificielle. Outre sa politique industrielle axée depuis 2006 sur le développement de technologies autonomes, elle dispose d’une richesse de données pour entraîner des modèles. Le mix entre une moindre protection des données et une population ayant un goût prononcé pour l’utilisation des smartphones permet de récupérer une grande quantité de données. L’État chinois débloque des sommes considérables dans le domaine de l’IA. Si l’on regarde le nombre de familles de brevets déposées dans le domaine de l’intelligence artificielle, les États-Unis restent numéro un, mais la Chine est numéro deux et réduit rapidement l’écart. Selon son plan de développement de l’IA de 2017, elle vise à atteindre son apogée d’ici 2030.
Quelle est la genèse de votre travail ?
Ma carrière de chercheur s’est concentrée sur l’économie politique internationale. Il s’agit d’un domaine relativement sous-développé en France. Cependant, à une époque de fragmentation géoéconomique et de tensions internationales, il est essentiel de comprendre que les décisions politiques et la dynamique économique sont étroitement liées. Le sujet des États-Unis et de la Chine a émergé, car il détermine l’avenir de la planète, et donc aussi la trajectoire macroéconomique, entrepreneuriale et sociale de la France.
Commentaires recueillis par Grégoire Normand
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« Chine-États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation », éditions La Découverte, 304 pages, 23 euros.