L’Europe distancée économiquement par les États-Unis? Il ne faut pas exagérer
Il ne fait aucun doute que l’Europe est actuellement en difficulté. Le choc provoqué par le déclenchement de la guerre en Ukraine, la hausse des prix de l’énergie et la hausse des taux d’intérêt a été ressenti ici avec plus d’acuité qu’outre-Atlantique. Le fait que les États-Unis soient le plus grand producteur mondial de pétrole et de gaz joue un rôle déterminant. Mais ce n’est pas la seule explication.
D’autant plus depuis l’explosion boursière des grandes valeurs technologiques américaines et le développement de l’intelligence artificielle générative, il est considéré comme acquis que les États-Unis devancent l’Europe dans la course aux nouvelles technologies. et la croissance. Pendant que nous, Européens, passons notre temps à élaborer de nouvelles réglementations et normes ou à discuter de la réduction du temps de travail, les États-Unis innovent, travaillent et avancent. Le discours est connu.
Pauvres Européens !
Arnaud Leparmentier, correspondant du Monde à New York, a été l’un des premiers à développer ce thème dans la presse française, et avec beaucoup de vigueur, soulignant qu’en 2008 l’Europe et les Etats-Unis avaient des produits intérieurs bruts à peu près équivalents, mais quinze ans plus tard, celui des États-Unis était de 80 % supérieur à celui de l’Europe. Il faut dire que notre confrère s’est appuyé sur un document publié par le Centre européen d’économie politique internationale (« Centre européen d’économie politique internationale » en français) qui a de quoi frapper les esprits.
Les auteurs de cette étude ont procédé à une comparaison entre le PIB par habitant de chaque pays de l’Union européenne (UE) et de chacun des États américains. En bas du tableau, on retrouve tous les pays ayant appartenu auparavant au bloc communiste, mais aussi des pays du sud de l’Europe comme le Portugal, l’Espagne et la Grèce, qui viennent derrière l’État fédéral le plus pauvre, en l’occurrence le Mississippi. La France vient d’arriver entre le 48e et 49e États-Unis, de l’Idaho et de l’Arkansas, tandis que l’Allemagne a fait à peine mieux, entre l’Oklahoma et le Maine, respectivement à 38e et 39e rangs.
Et cette étude nous a rappelé que la somme de petites différences peut avoir de grandes conséquences : lorsqu’un pays enregistre une croissance de 3 % par an, son PIB double en 24 ans ; si sa croissance n’est que de 1% par an, il faut 48 ans pour enregistrer un doublement. Et justement, ces dernières années, la croissance des grands pays de l’UE a souvent été proche de 1 %. Avec une productivité et des horaires de travail inférieurs à ceux des États-Unis, l’écart s’est creusé.
Une thèse très attractive
Cette idée d’une Europe en déroute s’est imposée dans l’opinion publique et les économistes s’emploient à rechercher les causes et donc les moyens d’inverser la tendance, comme Patrick ARTUS, chez Natixis. Il faut admettre que cette thèse est séduisante.
Premièrement, cela semble correspondre pleinement à la réalité. L’actualité récente nous donne l’image d’une Amérique qui ne semble pas trop souffrir des taux d’intérêt élevés : l’activité reste forte et l’économie continue de créer plus d’emplois que prévu, avec un taux de chômage de seulement 3,8% de la population active. Dans ces conditions, la Réserve fédérale, qui constate que le rythme de hausse des prix ne ralentit pas aussi vite qu’elle le souhaiterait, ne se sent pas contrainte de baisser ses taux immédiatement.
Et les prévisions restent bonnes : le FMI, qui prévoyait en janvier une croissance de 2,1% cette année aux Etats-Unis, présentera peut-être un nouveau chiffre ce 16 avril ; mais en attendant, l’OCDE a également annoncé en février la prévision d’une croissance du PIB américain de 2,1% en 2024 contre 0,6% pour la zone euro.
Ces chiffres sont accueillis avec satisfaction aux Etats-Unis, mais aussi par une partie de la classe dirigeante européenne : le thème du décrochage est le pain sacré pour tous ceux qui s’opposent à la politique de leur gouvernement ou à celle de l’Union européenne, il offre toute une série d’angles d’attaque. On en entendra donc parler pendant de nombreux mois.
Pessimisme excessif
Mais ce discours ne fait pas l’unanimité. Ainsi Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque centrale européenne, vivement critiqué devant les journalistes de l’Association des journalistes économiques et financiers (AJEF) a souligné le 10 avril cet excès de pessimisme de la part des Européens.
Il rappelle notamment l’importance de la question du taux de change lorsqu’on compare les PIB des États appartenant à différentes zones monétaires à différentes périodes. La conversion des chiffres nationaux en dollars entraîne des distorsions qui ne reflètent pas la réalité économique. Cet argument est à la base d’une étude publiée en octobre 2023 par l’Institut Bruegel et qui contredit radicalement la thèse de la déconnexion, comme le souligne son titre volontairement provocateur : « La croissance remarquable de l’Union européenne par rapport aux États-Unis.
Avec un certain humour, l’auteur de cette étude rappelle que le PIB de l’UE était inférieur d’un tiers à celui des États-Unis en 2000, qu’il était légèrement supérieur en 2008 et qu’il était encore inférieur d’un tiers en 2022. Faut-il conclure qu’un miracle s’est produit en Europe entre 2000 et 2008 ? La réponse est plus prosaïque : ces variations s’expliquent tout simplement parce que l’euro valait 0,92 dollar en 2000, mais il est passé à 1,47 en 2008 avant de revenir à 1,05 dollar en 2022.
Une différence très modeste en fait
Pour comparer le poids des différentes économies dans le temps, la méthode la plus pertinente est de raisonner en parités de pouvoir d’achat, en utilisant les calculs du FMI. Si avec 100 euros, on peut acheter des biens dans la zone euro pour l’équivalent de 110 dollars aux Etats-Unis, on estimera que la parité de pouvoir d’achat est de 1 euro pour 1,10 dollar, que le marché des changes donne à ce moment-là un cours de 1 euro pour 1 dollar ou 1 euro pour 1,20 ou 1,40 dollars. Au fil du temps, ce calcul aboutit à une évolution beaucoup plus fluide qui reflète les tendances sous-jacentes de l’économie mondiale.
Pour revenir à la comparaison entre l’Europe et les États-Unis, on constate clairement un léger déclin dans l’UE, qui était à peu près au même niveau que les États-Unis en 2000, mais a atteint 4% en dessous en 2022 et, selon les estimations du FMI , l’écart va encore se creuser dans les années à venir et atteindre 6 % en 2028. Cette évolution n’est pas négligeable, mais elle est mineure si l’on considère le fait fondamental des décennies passées : le raisonnement en parité de pouvoir d’achat montre bien que la Chine, qui était encore loin derrière les deux économies occidentales au début du siècle, les a dépassées en 2017 et pèse désormais plus qu’elles dans le PIB mondial. Son PIB par habitant, toujours en parité de pouvoir d’achat, qui était de 2 % de celui des États-Unis en 1980, est passé à 28 % en 2022.
Les Etats-Unis ayant un PIB légèrement supérieur à celui des Européens pour une population plus réduite (340 millions en 1983 contre 448 pour l’Europe à vingt-sept ans), cela signifie qu’ils ont un PIB par habitant nettement supérieur. Mais l’évolution n’est pas aussi dramatique que pourrait le laisser croire la thèse du retrait de l’Europe, bien au contraire.
En 1995, souligne l’Institut Bruegel, le PIB par habitant en Europe représentait 67 % de celui des États-Unis ; il s’élève à 72 % en 2022. L’écart est toujours important, mais il se réduit. Comment cela s’explique-t-il ? D’abord par le fait que la démographie américaine est plus dynamique que celle de l’Europe, ce qui a un impact positif sur la puissance économique du pays, mais fait que le PIB par habitant croît moins vite que le chiffre global. Ensuite, par le fait que l’Union européenne inclut des pays d’Europe de l’Est partis de très bas, mais qui progressent rapidement.
Productivité : le débat qui fait rage
D’autres débats entre économistes concernent également la productivité. Là, il y a plus ou moins consensus sur un point : à l’échelle mondiale, la productivité baisse, ce qui pèse sur la croissance ; le FMI s’en inquiète et y consacrera un chapitre dans son prochain rapport sur les « Perspectives de l’économie mondiale ». Les États-Unis semblent avoir réussi à inverser la tendance ces dernières années, contrairement aux Européens, comme le note Patrick ARTUS.
Mais là encore, il y a matière à discussion. Par exemple, les comparaisons mondiales de la productivité par personne employée peuvent conduire à des conclusions erronées si l’on ne prend pas en compte le fait que de nombreux pays européens comptent plus de personnes travaillant à temps partiel que les ÉTATS-UNIS. Ainsi, l’Institut Bruegel montre qu’en 2022, si l’on pense en termes de productivité horaire, lorsque les États-Unis étaient à 100, l’Allemagne était à 101 et la France à 98. Difficile de parler d’un décrochage européen dramatique…
C’est ce qui a fait dire le 12 avril à notre collègue des Echos, Jean-Marc Vittori, que le décrochage scolaire est un mythe, du moins en ce qui concerne la France. C’est un peu exagéré : il y a une petite part de vérité dans le mythe, mais parfois pour se faire entendre, il faut forcer.
Vous préférez les loisirs plutôt que les revenus ?
Cela dit, même si ceux qui défendent la thèse du décrochage s’appuient sur des statistiques qui amplifient le phénomène et sur des exemples précis comme les succès de Nvidia et d’autres entreprises high-tech américaines, il n’en reste pas moins vrai que la situation est à surveiller.
Il est indéniable que l’Allemagne, première puissance économique européenne, traverse une période difficile. Elle avait misé sur le gaz russe, elle doit désormais chercher d’autres solutions ; ses constructeurs dominaient le secteur automobile avec leurs voitures à moteur thermique, mais la Chine, sur laquelle ils comptaient beaucoup pour augmenter leurs ventes, inonde le marché de voitures à moteur électrique moins chères et de haute qualité, etc. Et d’une manière générale, en termes d’investissement dans Dans le domaine des hautes technologies, l’Europe a pris un retard qu’il ne faut pas laisser s’accroître.
L’étude Bruegel longuement citée ici se termine par cette réflexion : « Certains pays de l’ouest et du nord de l’Union européenne sont au moins aussi productifs que les États-Unis en termes de production par heure travaillée, mais les Européens semblent privilégier les loisirs plutôt que les revenus. » Cette préférence pour un mode de vie où la recherche de croissance ne prime sur aucune autre considération est tout à fait respectable ; il serait également souhaitable, ne serait-ce que pour des raisons environnementales, que cette façon de voir soit plus largement partagée par tous les pays ayant déjà atteint un certain niveau de vie. Mais peut-on croire que les dirigeants du Parti communiste chinois ou les financiers de Wall Street seront sensibles à cet argument ? Les Européens ne peuvent pas être les seuls à préférer les loisirs.