Van Mijen Fjord (Svalbard, Norvège), reportage
Lunettes de soleil posées sur un nez protégé par une cagoule recouvrant tout son visage, Tim Hammer tient dans sa main gantée une longue scie. Assis entre quatre grandes caisses de transport en aluminium qui font à la fois office de table et de tabouret, le scientifique s’apprête à découper la carotte de glace que ses collègues viennent de lui livrer.
Le cylindre de glace extrait de l’océan gelé sur lequel est installé le petit laboratoire temporaire, au fond du fjord Van Mijen, mesure un mètre de long. Emmitouflé dans son grand costume vert, à deux heures de motoneige au sud de Longyearbyen, la capitale du Svalbard, Tim Hammer ne semble pas gêné par la température : -25°C. « Nous pourrons étudier la salinité des différentes couches de banquise : celle qui était déjà là et celle que nous venons de créer. Nous découvrirons où va le sel et s’il affecte la vitesse de fonte de la banquise » explique-t-il, la voix étouffée par sa capuche.
Ce scientifique travaille pour une jeune start-up, fondée en 2023, qui a de grandes ambitions : « Restaurer la banquise arctique pour lutter contre le réchauffement climatique. » Celui-ci agit en fait comme un congélateur climatique. Pour ce faire, l’entreprise s’appuie sur la technique qui permet de créer des patinoires : une fine couche d’eau qui gèle rapidement. « J’ai pensé que nous pourrions épaissir la banquise en y jetant de l’eau, créant ainsi une nouvelle couche de glace. En hiver, les températures sont si basses que l’eau (même l’eau salée) gèle immédiatement »» déclare l’entrepreneur néerlandais Fonger Ypma, qui a créé la start-up Arctic Reflections avec son partenaire Tim Meijeraan.
Des patinoires géantes pour sauver la banquise ? La glaciologue française Heïdi Sevestre reste sceptique quant à cette fausse bonne idée : compte tenu de l’ampleur du réchauffement des océans, ce type de projet peut même détourner notre attention du problème principal. « La géo-ingénierie (une sorte de manipulation intentionnelle du climat) est une diversion qui nous fait croire que nous n’aurons pas à remettre en question notre système économique »résume-t-elle.
Elle reste bien entendu d’accord sur le constat : la banquise, formée par l’eau de mer qui gèle naturellement en hiver, est essentielle à l’équilibre climatique de la planète. En se recouvrant de glace aux pôles, l’océan agit comme un immense miroir dont la surface blanche reflète les rayons du soleil, régulant ainsi la température globale. Mais en raison du changement climatique, la banquise de l’Arctique est de moins en moins étendue en hiver, moins épaisse et disparaît plus rapidement au printemps. L’océan, bleu foncé, est bien moins réfléchissant que la neige, et son effet albédo bien moins puissant.
Mais il y a urgence : cette zone autour du pôle Nord se réchauffe quatre fois plus vite que le reste du globe. En septembre 2023, l’étendue minimale de la glace marine arctique était d’environ 4,33 millions de kilomètres carrés. Dans les années 1980, elle couvrait à la même époque 10 millions de km². Depuis, chaque décennie, nous avons perdu un peu plus de 12 % de sa superficie. « On entend beaucoup parler de la fonte des glaciers et des conséquences de la montée des eaux. Nous en savons moins sur l’importance de la banquise arctique et sur sa vulnérabilité. »résume Fonger Ypma.
Test grandeur nature au Svalbard
« Des recherches avaient été faites sur le sujet, la technologie existe déjà. Pourquoi ne pas essayer de reproduire cela ? », s’enthousiasme-t-il. La technologie évoquée par le quadragénaire néerlandais est celle utilisée pour la fabrication des « routes de glace ». Ces routes de glace sont créées artificiellement par l’homme, notamment au Canada : elles permettent à des convois de camions d’acheminer des marchandises vers certaines communautés isolées du Grand Nord. Après avoir enlevé la neige, l’eau est pompée sous la glace et pulvérisée sur la surface épaissie. Des véhicules pesant plusieurs tonnes circulent alors. Concrètement, au Svalbard, il s’agit d’utiliser une foreuse pour percer les 80 centimètres de mer gelée, d’enfoncer un entonnoir d’une vingtaine de centimètres dans le trou et, à l’aide d’un moteur pas plus gros que celui d’une tondeuse à gazon, de projeter de l’eau à la surface de la mer. banquise.
Pour étayer son intuition, Fonger Ypma a fait appel à l’ingénieur Hayo Hendrikse, professeur assistant à l’université de technologie de Delft, aux Pays-Bas. Après une phase de modélisation en laboratoire, l’équipe s’est envolée vers le Svalbard pour un travail de terrain en conditions réelles. « Il reste très difficile d’imiter la réalité sur ordinateur. La preuve, en cinq jours ici, nous avons eu dix conditions météo différentes ! » dit Hayo Hendrikse en souriant.
Le site n’a pas été choisi par hasard. Malgré sa position géographique à 78° de latitude nord, le Svalbard est l’endroit le plus facilement accessible de l’Arctique. Un aéroport, une ville de 2 600 habitants et un centre universitaire réputé, Unis (The University Center in Svalbard), qui soutient l’expérience par son expertise et ses moyens logistiques. En plein mois d’avril, le soleil brille déjà presque 24 heures sur 24, facilitant le travail de ces Shadoks polaires, de drôles d’oiseaux qui pompent sans relâche, à l’image des personnages des séries animées des années 1970.
Une technique irréaliste ?
« Nous essayons de prouver si nous pouvons réellement épaissir la glace. Si oui, survivra-t-elle plus longtemps ? ? Quelle quantité d’énergie y consacrons-nous et quels avantages en retirons-nous ? ? » » demande Fonger Ypma, dont la start-up est financée par des philanthropes et des fonds gouvernementaux.
La glaciologue Heïdi Sevestre, résidente de Longyearbyen, a fait le déplacement pour échanger avec les scientifiques et observer leurs travaux. « Ce test grandeur nature est bien entendu un minimum. Nous sommes tous très éco-soucieux et nous aimerions croire que des solutions existent mais, à mon avis, cette technique n’est guère réaliste. Nous devons vraiment réfléchir au sens de ce que nous faisons et à où nous consacrons notre énergie, notre temps et notre argent. » D’autant que cela ne résout pas le problème de fond : la température de l’océan qui augmente. Et surtout que la banquise fait vingt-cinq fois la taille de la France !
« Quelles sont les conséquences si on déploie 10, 1 000, 10 000 pompes sur la banquise ? ? »
De plus, « l’océan glacial arctique est encore très mal connu et peu étudié. C’est un environnement extrêmement sensible. On sait par exemple que les narvals peuvent capter des sons à plus de 40 kilomètres. Quelles pourraient être les conséquences si on déployait 10, 1 000, 10 000 pompes sur la banquise ? ? » demande le scientifique. Concernant le bruit, l’équipe n’a rien de prévu, mais elle enverra une partie de ses carottes de glace à l’université du Svalbard afin que les organismes vivants, comme les algues qui vivent dans et sous la banquise, puissent y être étudiés. .
Hayo Hendrikse se veut rassurant, et assure qu’il ne s’agit en aucun cas de géo-ingénierie. « Aucun autre matériau n’est ajouté à ce qui est déjà présent sur place, aucun produit chimique. C’est juste de l’eau salée qui circule. En fondant, la glace redeviendra de l’eau salée et c’est tout. » Qu’en est-il des allers-retours de la motoneige qui transporte les carottes de glace des sites de pompage jusqu’aux « cabine de laboratoire » et l’essence utilisée pour faire fonctionner les pompes ? Si le projet s’agrandit, ceux-ci seront remplacés par des modèles plus grands fonctionnant avec des énergies dites. « vert « , assure l’équipe.
Les ingénieurs disposeront des résultats de leur expérience après l’été, lorsque la banquise du fjord aura complètement fondu et que les capteurs laissés sur la glace auront été récupérés. Si l’expérience s’avère concluante, cette technologie pourra-t-elle être déployée à temps ? Certains scientifiques estiment que l’Arctique pourrait être privé de glace de mer dès les années 2030, soit une décennie plus tôt que les dernières projections du GIEC. Fonger Ypma le reconnaît, il leur faudra encore au moins cinq ans pour être prêts, « mais pas plus tard, sinon ce sera trop tard » et ajouter « maintenant qu’on a l’idée, ce serait dommage de ne pas essayer ».