Dans son troisième roman, l’auteur algérien tisse le monologue d’une jeune femme qui a perdu l’usage de la parole après qu’un homme a tenté de lui trancher la gorge pendant la décennie noire.
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Il y a presque dix ans, Kamel Daoud recevait le Goncourt pour son premier roman et figurait parmi les finalistes du Prix Goncourt pour Meursault, contre-enquête (Actes Sud, 2014), une réécriture de L’étranger d’Albert Camus. Si la première distinction n’est manifestement plus d’actualité, certains placent déjà son troisième roman Houris en bonne voie pour la deuxième. Cet ouvrage, qui paraît ce vendredi 15 août, ne manquera pas de faire parler de lui.
L’histoire :Aube a perdu ses parents, sa sœur et sa voix lors du massacre de son village à la veille des années 2000. L’homme qui a tenté de l’égorger au nom de Dieu lui a sectionné les cordes vocales. Vingt ans plus tard, elle vit à Oran, tient un salon de coiffure, a une énorme cicatrice au cou et se souvient de tout. Elle est en colère contre le silence qui entoure la guerre civile algérienne. Incapable de parler, elle raconte son histoire à l’enfant qu’elle attend. Elle s’adresse à lui en l’appelant » Houri « . Les » Houris « , mot devenu le titre du livre, sont les vierges promises aux fidèles musulmans qui entrent au paradis.
On entend souvent dire à propos de la littérature qu’elle « donne une voix à ceux qui n’en ont pas. » Avec Houris, Kamel Daoud prend l’expression à bras le corps. L’auteur algérien raconte l’histoire d’Aube, Fajr en arabe, une jeune femme muette dont l’histoire de la perte de la voix serait inédite si elle pouvait parler. L’auteur le répète sans cesse : l’Algérie n’aime pas les récits des survivants de la guerre civile qui a eu lieu de 1992 à 2002. En guise de réponse, ce troisième roman de Kamel Daoud est fait des monologues intérieurs de la jeune femme : des mots riches, poétiques, une histoire longtemps retenue pour sortir d’une traite.
Avec le personnage de Dawn qui se décrit comme « la trace réelle, la preuve la plus solide attestant de tout ce que nous avons vécu en dix ans en Algérie » et à partir de quelques histoires savamment entrelacées, Kamel Daoud entend lever le tabou, raconter l’histoire de cette guerre dont le pays parle rarement. Houris regorge de descriptions d’événements, de dates et de noms : autant de détails qui font de ce grand récit un véritable hommage aux victimes.
La narratrice adresse toutes ses paroles à l’enfant qu’elle porte et qu’elle ne souhaite pas garder. Cette adresse, qui personnifie l’embryon, peut parfois provoquer un sentiment de gêne, d’autant plus que le terme « tuer » est souvent préféré à celui de« avorter ». Mais au-delà de ce constat, c’est un procédé habile et touchant. Dawn semble pouvoir transmettre son histoire uniquement dans sa chair blessée, uniquement à une oreille qui ne connaît pas encore le langage de l’extérieur.
Dédier l’histoire à l’embryon permet aussi de revenir à l’essentiel de la guerre, de poser les bases car le destinataire ne sait rien. Houris se présente ainsi comme une formidable œuvre de vulgarisation historique. A côté des propos de la Guerre civile, la narratrice décrit aussi sa vie à Oran. Kamel Daoud, dont il faut se souvenir qu’il fut accusé dans une chronique du Monde signé par divers sociologues, journalistes et historiens pour transmettre « les clichés orientalistes les plus éculés » et pour nourrir « les fantasmes islamophobes d’une partie croissante de l’opinion publique européenne », pose ainsi un regard sur la société algérienne contemporaine. Il aborde notamment, à travers la figure de l’Aube, les conditions de vie des femmes.
Extrait : « J’affiche un grand sourire ininterrompu et je suis muette, ou presque. Pour me comprendre, les gens se penchent vers moi de très près comme pour partager un secret ou une nuit de complicité. Il faut s’habituer à mon souffle qui semble toujours être le dernier, à ma présence qui gêne au premier abord. Accrochez-vous à mes yeux à la couleur rare, or et vert, comme au paradis. Vous croirez presque, dans votre ignorance, qu’un homme invisible m’étouffe avec un foulard, mais il ne faut pas paniquer. Dans la lumière, j’apparais comme une femme élancée, épuisée, à peine vivante, et mon immense sourire figé ajoute au malaise de ceux qui me croisent. Ce sourire, illimité, large, presque dix-sept centimètres, n’a pas bougé depuis plus de vingt ans. » (Heures, (page 15)
« Houris » de Kamel Daoud (Gallimard, 416 pages, 23 euros).