Dans la grande salle de réception de l’ancienne ferme, autrefois tenue par ses grands-parents, où étaient célébrés tous les mariages de la région dans les années 1980, Antoine Dupont se prépare virtuellement à une autre cérémonie. Celle qui marque à jamais une vie, du moins pour les sportifs : la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques, sur la Seine, à Paris, le 26 juillet. Le directeur des relations publiques de la maison Berluti, Jean-Pierre Baux, a fait le déplacement pour le Domaine de Barthas, à Castelnau-Magnoac (Hautes-Pyrénées), pour lui faire essayer la tenue créée pour cette journée particulière.
Dans ses bagages, rangés sur cintres et protégés par des housses opaques, trois vestes, deux chemises, deux pantalons. Et soigneusement rangées dans leurs cartons, deux paires de chaussures. Plusieurs tailles sont disponibles pour ajuster au mieux l’ensemble au joueur. L’heure est bel et bien au essayage, comme on dit dans le monde de la mode. « La voici, cette fameuse tenue ! » s’exclame celui qui revient tout juste de Los Angeles, où l’équipe de France de rugby à sept a triomphé.
Si le pantalon est un peu grand à la taille, la chemise le surprend avec « sa légèreté. Tant mieux car nous ne sommes pas à l’abri de la chaleur… ». La veste va bien – « C’est classe, ce bleu-blanc-rouge ça marche bien, même si ça va être dur de le porter en dehors de la cérémonie » -, seule la longueur des manches doit être reprise.
Le temps de glisser quelques épingles pour sécuriser les ourlets, et Jean-Pierre Baux emmène le précieux smoking chez un retoucheur à Toulouse, agréé par la maison et qui assurera des finitions parfaites pour réaliser la séance photo de la Une du prochain jour. de ce numéro de L’Équipe consacré à la J-100 des Jeux.
Berluti habille et chausse 1 500 athlètes et encadrants pour le grand défilé sur la Seine
Au même moment à Paris, Marie Patouillet participait également à l’exercice. Elle vient de sortir d’un entraînement intensif en vue des Championnats du monde de paracyclisme à Rio. Et si ses yeux pétillent devant la tenue qui lui est dévoilée, elle a déjà un peu de tête au Brésil (elle y a remporté trois médailles, dont deux d’or). Mais elle loue l’aisance que lui procure la veste, la belle coupe du pantalon et le confort des chaussures, si importants pour tout athlète.
Plus tard, Enzo Lefort (escrime), habitué des shootings, très à l’aise pour poser devant l’objectif, tout comme Pauline Déroulède (tennis fauteuil) ont également obéi aux injonctions du photographe. Les compliments affluent. Lorsque vient le tour de Timothée Adolphe (para-athlétisme), Thor, son chien-guide, qu’il a récupéré le matin même, accueille l’apparition de son nouveau maître par des aboiements bruyants.
« Deux petits mois pour valider une silhouette, des matières et des couleurs, ce n’est pas beaucoup »
Le vice-champion paralympique du 100 m (T11) en 2021 en effet, comme les autres, a fière allure. Mélanie De Jesus Dos Santos, juste avant de briller en Coupe du monde (or aux barres asymétriques), et Léon Marchand, de retour de sa semaine magique aux NCAA, jouent les modèles sur le sol américain. Tous les sept, soutenus par le groupe LVMH, partenaire premium de Paris 2024, ne mesurent pourtant pas vraiment le travail nécessaire pour élaborer leurs vêtements, qui plus est dans un délai extrêmement court.
Bernard et Antoine Arnault ont sélectionné, en juillet 2023, six maisons – Dior, Vuitton, Moët-Hennessy, Sephora, Chaumet et Berluti – pour activer leur partenariat avec Paris 2024, mais le choix de la dernière a surpris plus d’un.
Peu connue du grand public, cette marque française née en 1895 de la volonté d’un bottier italien émigré à Paris, Alessandro Berluti, et propriété de LVMH depuis 1993, est surtout réputée pour ses chaussures haut de gamme sur mesure, que les clients majoritairement masculins, fortunés, et souvent très célèbres (Rudolph Valentino, le duc de Windsor, Pablo Picasso, Andy Warhol, Marlon Brando, Giovanni Agnelli, Yves Saint Laurent…) acquièrent, après de nombreux essayages, dans la boutique historique de la rue Marbeuf . Dans les années 1960, le développement du prêt-à-chausser permet d’élargir la clientèle. Et si depuis 2010, l’entreprise s’est également lancée dans le prêt-à-porter, elle ne propose que de petites productions.
La voir habiller et chausser 1.500 personnes (athlètes et encadrants) pour le grand défilé sur la Seine est donc un véritable défi, lancé à la rentrée dernière, avec une première échéance fixée au 7 novembre 2023, jour de validation officielle par Paris 2024, le CNOSF et le CPSF. « Deux petits mois pour valider une silhouette, des matières et des couleurs, ce n’est pas beaucoup »sourit Vanessa Le Goff, directrice des collections de prêt-à-porter chez Berluti.
Assise dans l’agora de l’usine Berluti de Ferrare, en Émilie-Romagne (Italie), un bâtiment rectangulaire telle une boîte à chaussures dont le toit, riche en poutres entrelacées, rappelle le laçage des chaussures, elle contemple les bustes à pied où se trouvent les smokings des hommes. et le smoking femme brille en deux versions (pantalon ou jupe). Et elle revient sur l’histoire.
A commencer par la rencontre de ses équipes créatives avec d’anciens athlètes, tous médaillés (Sébastien Flute, Emmeline Ndongue, Gilles de La Bourdonnaye, Ludivine Munos, etc.), mises en place par Brice Guyart, le double champion olympique d’escrime (2000 et 2004), responsable au Cojop de la mobilisation des athlètes et du mouvement sportif. « Ils voulaient savoir à quoi ressemble une cérémonie, ce qu’elle représente pour un athlète », raconte ce dernier. Nous avons discuté pendant quelques heures, et le brief était finalement simple : que la tenue soit l’incarnation de la performance et de l’élégance. »
« Nous voulions habiller les athlètes comme s’ils étaient sur un tapis rouge. Nous avons choisi le marine, symbole de l’élégance à la française”
Les équipes de Berluti, également conseillées par Carine Roitfeld, figure influente du monde de la mode, se sont immédiatement mises d’accord sur l’idée d’un smoking. « C’était naturel, reprend Vanessa Le Goff. Le défilé aura lieu en fin de journée. Nous voulions habiller les athlètes comme s’ils étaient sur un tapis rouge. Nous avons choisi le marine, symbole de l’élégance à la française. Pour les femmes, nous avons supprimé les manches de la veste pour plus de légèreté dans la silhouette. Mais ils ont la possibilité d’en avoir un avec, s’ils le souhaitent. »
Certains commentaires ont également été pris en compte, notamment la crainte de certains athlètes de paraître déguisés car ils ne portent jamais de costume. Le smoking devait donc donner une grande liberté de mouvement. « Nous utilisons des matières stretch, de la laine légère et froide, le dos du pantalon est élastiqué », détaille Vanessa Le Goff. La chemise est en coton de soie, avec une petite étiquette griffée bleu-blanc-rouge et l’inscription « Artisans de tous les victoires », signature de LVMH pour les Jeux. Une écharpe ou une pochette complète l’ensemble.
La gamme de tailles s’étend du 34 au… 56 pour satisfaire Victor Wembanyama
L’allure est chic, rehaussée par la touche Berluti sur le col châle de la veste, en satin de soie : les revers ont repris les codes de la célèbre patine inventée par Olga Berluti dans les années 80, qui a fait la réputation de la Maison. Elle consiste à appliquer par des gestes précis des crèmes et des pigments de couleurs naturels pour donner aux chaussures des transparences et des tons colorés.
« Le représenter sur du tissu était très compliqué» avoue Agnès Fillioux, directrice industrielle du prêt-à-porter et des accessoires. Il fallait respecter une harmonie d’ensemble aux revers gauche et droit, une unité dans l’impression. Les 1 500 colliers ont été découpés pièce par pièce. Mais nous avons utilisé des matériaux avec lesquels nous avons l’habitude de travailler, avec des fabricants que nous connaissons depuis des années. Nous avons également beaucoup anticipé en pré-réservant les tissus, en prévoyant des valeurs d’ourlet plus grandes que d’habitude pour les retouches, et nous avons réajusté notre gradation de taille. »
Car habiller un petit gymnaste, un judoka fort ou un basketteur géant n’a rien à voir. Tout comme les mettre. La gamme de tailles s’étend donc du 34 au… 56 pour satisfaire Victor Wembanyama. L’idée d’un talon bas pour les chaussures pour femmes a également été rapidement rejetée, tout comme la mule, peu pratique du tout pour les porteuses de prothèses.
« Je n’ai pas peur de dire que les premières médailles peuvent y être remportées. L’athlète se sent belle, forte, confiante. Il faut de l’énergie pour obtenir la performance”
Un mocassin, le Lorenzo, en cuir d’agneau bleu, extrêmement souple et confectionné selon les règles de la maison Berluti, conviendra donc aux femmes en jupe. S’ils choisissent un pantalon, ils porteront, comme les hommes, les Shadow, une paire de baskets Venezia en résille et cuir, tout aussi confortables, avec une semelle bleue spécifique décorée à l’arrière, ainsi que sur la languette à l’avant. , une pièce de cuir à patine tricolore, patiemment réalisée à la main – tout comme la ceinture -, donnant la touche finale à la tenue.
À compter du mois prochain, les athlètes qualifiés prendront progressivement possession de leurs vêtements et chaussures. Chacun aura droit à un essayage spécial. La largeur de la taille, la longueur des manches, le pantalon, tout sera respecté. « Et pour quelques cas extrêmes, qu’ils soient très grands ou très petits, nous pouvons même réaliser du sur-mesure.précise Agnès Fillioux. Nous avons conservé du matériel, nous avons de la place dans nos ateliers pour les fabriquer, car nous savons que nous aurons parfois des informations tardivement puisque les athlètes se qualifieront encore en juin. »
Le jour de la cérémonie d’ouverture, un atelier de premiers secours est prévu. « Mais nous avons tous travaillé sur des défilés de modecontinue-t-elle. Nous avons l’habitude de gérer ce type d’événement à la dernière minute. » S’il pleut, un parapluie abritera chaque athlète afin que le smoking ne disparaisse pas derrière un imperméable et reste visible du monde. « Je n’ai pas peur de dire que les premières médailles peuvent y être remportées. L’athlète se sent belle, forte, confiante. Il faut de l’énergie pour aller chercher la performance, la médaille”assure Brice Guyart.
Une fois la cérémonie terminée, chacun gardera bien évidemment sa tenue. Même ceux qui n’auront pas pu participer, comme par exemple Léon Marchand qui nage le dimanche 28 juillet, ou Antoine Dupont, qui aura déjà débuté son tournoi (les demi-finales et la finale ont lieu le samedi 27). Le smoking et les chaussures ne seront pas non plus vendus, et la patine tricolore ne sera pas reproduite. Pour que cette tenue et cette journée restent un moment exceptionnel.