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« Les rumeurs sont un danger pour le fonctionnement démocratique » (Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch)

LA TRIBUNE DIMANCHE – Comment naît une rumeur sur les réseaux sociaux ?

RUDY REICHSTADT – De la rencontre de motivations bien distinctes et souvent innommables, d’où la tendance des désinformateurs à agir cachés derrière des pseudonymes. L’envie de nuire et la course au buzz suffisent souvent à expliquer l’engouement. Mais ces rumeurs ne gagnent en importance que parce qu’on les croit telles. Il y a une responsabilité du citoyen qui suit les récits qui les propagent car, ce faisant, il participe au mécanisme de la rumeur. Nous devrions faire davantage pour nous rappeler que toute l’attention que nous accordons aux contenus de désinformation est du temps que nous ne perdons pas à nous informer auprès de sources fiables.

« Pour la fin de l’anonymat total sur les réseaux sociaux » (Paul Midy, député Renaissance)

Quel danger ces calomnies représentent-elles ?

C’est la porte ouverte à toutes les manipulations possibles de l’information. Le risque est d’abord d’accuser à tort des innocents, ce qui a inévitablement des répercussions néfastes sur leur vie et celle de leur entourage. Par ailleurs, la persistance de rumeurs non vérifiées sur les réseaux sociaux véhicule une vision du monde conspiratrice qui suggère que les grands médias connaissent la vérité mais la taisent et qu’il existe une vérité cachée à laquelle nous n’avons pas accès. seulement en suivant les bons comptes. Cela véhicule l’idée que le système médiatique s’efforce de dissimuler la vérité. Cela nuit à la démocratie.

Le compte Que sait-on de ce compte ?

Le compte « Zoé Sagan » compte 200 000 abonnés. Elle est dirigée par un certain Aurélien Poirson-Atlan, ancien publicitaire reconverti dans la désinformation complotiste et le cyberharcèlement. Il travaille de concert avec Xavier Poussard, un militant d’extrême droite naviguant dans la mouvance du polémiste antisémite Alain Soral. Poirson-Atlan et Poussard ont joué un rôle clé dans la propagation de la rumeur infondée selon laquelle Brigitte Macron serait née sous une autre identité et aurait changé de sexe. Le compte « Zoé Sagan » continue, depuis des mois, à répandre des mensonges dans le seul but de diffamer – j’en sais quelque chose puisque je suis moi-même visé par ce compte. Non seulement la prudence est de mise, mais je pense que prêter plus d’une seconde d’attention à ce que publie ce compte, c’est déjà une seconde de trop.

Quelles pourraient être les motivations de ces propageurs de rumeurs ?

Ils sont parfois psychologiques : la jalousie, l’envie de nuire ou encore le narcissisme sont rarement absents. Ils peuvent aussi être politico-idéologiques et financiers. Sur X par exemple, les désinformateurs gagnent des revenus grâce à leurs comptes certifiés. Ils monétisent leur activité en ligne. Plus nous générons d’« engagement », mieux nous sommes payés.

S’agirait-il d’une opération menée par des puissances étrangères ?

Ce serait une erreur de l’ignorer complètement. Les interférences numériques étrangères sont bien documentées et deviennent de plus en plus sophistiquées. Tous les événements à forte empreinte médiatique, comme l’Eurovision ou le Festival de Cannes, sont susceptibles d’être visés. Les régimes autoritaires ont pour objectif déclaré de saper la confiance que nous avons dans notre modèle démocratique en présentant nos élites intellectuelles, artistiques et politiques comme fondamentalement corrompues. Moscou et Pékin ont compris qu’ils ne parviendront jamais à faire adhérer le reste du monde à leur modèle de société en utilisant leur « soft power ». Ils tentent donc de présenter la nôtre comme un énorme échec, une méthode que les chercheurs proposent de qualifier de « forte puissance ». Le jour où nous serons convaincus, ici, que la démocratie libérale est condamnée, ils n’auront plus rien à faire.

Ces rumeurs ont toujours existé. Mais qu’apportent les réseaux sociaux ?

Leurs algorithmes de recommandation aggravent nos biais cognitifs, contribuent à nous enfermer dans des bulles et accélèrent ainsi les processus de radicalisation personnelle et de polarisation politique de nos sociétés. Ils accordent une prime considérable aux contenus sensationnalistes et donc, mécaniquement, aux contenus complotistes. En les sortant de leur confidentialité, ils les banalisent. Dans le même temps, on assiste à une sorte d’« ubérisation » de la désinformation. Avec des outils comme Midjourney, par exemple, n’importe qui peut créer en quelques instants des illustrations plus grandes que nature qui nous frappent, même si nous savons qu’elles ont été générées par l’intelligence artificielle. Le coût d’entrée sur ce « marché » s’est effondré. Il est proche de zéro désormais, alors qu’informer coûte cher. J’ajoute que la désinformation est immédiate sur les réseaux sociaux. Nous disposons tous d’un téléphone portable et d’un accès permanent à ces informations alternatives. N’importe qui peut en profiter, comprendre ses codes et générer du contenu qui sera largement relayé.

L’arrivée d’Elon Musk à la tête de X a-t-elle aggravé la situation ?

Oui. Avant que Musk ne reprenne le réseau, il existait des badges de certification pour les utilisateurs qui avaient montré leurs informations d’identification en prouvant leur identité. Il ne vous reste plus qu’à payer : cela vous permet d’écrire des posts beaucoup plus longs et de les monétiser. La communauté des utilisateurs est le seul garde-fou contre ce nouveau système. Ils sont censés, lorsqu’ils sont motivés, écrire des « notes » dans ledont ils nient l’information, en argumentant. Une manière pour la plateforme d’externaliser la régulation en s’appuyant sur ses propres utilisateurs. Sauf qu’il y a six mois, il n’y avait que 52 modérateurs francophones pour 13 millions d’utilisateurs français !

Quels recours juridiques existent ?

Les externalités négatives de cette plateforme affectent l’ensemble de la société. Lorsque les sociétés se polarisent, c’est en partie parce que les plateformes de médias sociaux ne sont pas réglementées. Or, la radicalisation sur les réseaux est souvent l’antichambre de l’action violente dans la réalité. Des lois existent néanmoins. Les États membres de l’Union européenne ont convenu d’aborder le sujet à cette échelle, qui est la plus pertinente. Cela a abouti à un texte entré en vigueur en août 2023, la loi sur les services numériques. Nous en attendions beaucoup. Mais actuellement, une enquête de la Commission sur X est en cours et elle n’est toujours pas terminée. Quant aux personnes visées par ces rumeurs, elles peuvent porter plainte pour diffamation mais la justice tarde.

Est-il possible d’estimer l’ampleur d’une rumeur répandue sur les réseaux ?

Il est possible de mesurer l’empreinte numérique d’une publication par le nombre de vues qu’elle génère. C’est ce que l’on appelle « l’engagement », ou la somme des likes, commentaires et partages générés par une publication. On peut considérer qu’à partir de 100 000 vues nous sommes face à un phénomène tangible. Certaines rumeurs atteignent des dizaines de millions de vues cumulées.