Leurs voix sont étouffées par des masques. Les bruits d’éclaboussures sont en partie couverts par le crépitement des dosimètres. Les trois hommes avancent, dans l’eau jusqu’aux genoux, dans un labyrinthe de vannes et de tuyaux. Les aiguilles de leurs capteurs sont bloquées sur la dose maximale de radiation : 0,001 roentgen par seconde (R/s). En réalité, la radioactivité ambiante est certainement à un niveau 500 fois supérieur. Dans ces conditions, une trentaine de minutes d’exposition suffiraient à recevoir une dose mortelle.
Le cauchemar radioactif
Début mai 1986. Une dizaine de jours se sont écoulés depuis l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl (au nord de la République socialiste soviétique d’Ukraine), survenu le 26 avril. Le choc et l’incompréhension de la période initiale ont laissé place à une peur grandissante. À Pripyat, ville ouvrière qui fournit à la centrale l’essentiel de sa main-d’œuvre, les habitants ont été évacués le 27 avril. Ils pensaient partir pour trois jours, sans se douter du fléau invisible qui les assiège… Car la radioactivité laisse peu de traces : une lueur incandescente au-dessus de la centrale éventrée, une chaleur surprenante pour un mois d’avril et un goût métallique qui reste sur les lèvres des riverains.
Les autorités soviétiques ont tout fait pour ne pas divulguer le secret et ne pas risquer un incident diplomatique. Peu d’informations ont filtré du bureau de Mikhaïl Gorbatchev, le chef de l’URSS. On savait seulement qu’une explosion – équivalente à 225 tonnes d’explosif trinitrotoluène (TNT) – a résonné dans le réacteur n° 4 et qu’une cinquantaine d’hommes ont été hospitalisés. Des colonnes de vapeur irradiée s’élevaient toujours du cœur exposé de la centrale, libérant leur poison dans l’atmosphère. Sous la centrale accidentée, le cœur s’effondrait peu à peu sur lui-même, libérant une sorte de lave, appelée corium, qui rongeait la dalle de béton.
Problème : l’eau pulvérisée par les pompiers pour éteindre l’incendie a rempli les piscines nucléaires, où coule toujours un mélange de matières irradiées à 1 200 °C. Le sous-sol de la centrale est submergé par 20 millions de litres d’eau qui fonctionnent comme une bombe à retardement. Si le corium parvenait à atteindre cette eau souterraine, il la vaporiserait instantanément, générant une quantité de vapeur capable de provoquer une seconde explosion, certainement plus dévastatrice encore, et d’endommager les réacteurs intacts !
Dans les entrailles de Tchernobyl
Les scientifiques soviétiques sont catégoriques : il faut agir vite. Trois employés de la centrale nucléaire sont réquisitionnés pour s’aventurer dans le labyrinthe de tuyauterie qui serpente sous le réacteur accidenté et actionner les vannes de secours. Pour les motiver, on leur a promis des récompenses pour leurs familles s’ils perdaient la vie : des voitures, un appartement, une médaille au nom de l’Union soviétique. Les trois conscrits, Alexeï Ananenko, Valeri Bezpalov et Boris Baranov, ont entre 26 et 45 ans. Ingénieurs de formation, ils connaissent la centrale et l’emplacement salutaire des vannes.
Equipés de combinaisons de plongée et de masques de protection, les trois hommes pénètrent dans le sous-sol de la centrale. Après plusieurs minutes de marche dans une eau contaminée à 45°C, le faisceau d’une des torches électriques tombe sur un gros tuyau. Il leur suffit de le suivre pour déboucher dans la salle des vannes, puis d’activer cette dernière pour évacuer l’eau dans les locaux voisins, où les pompiers pourront la pomper hors du site. Mission accomplie : les trois hommes quittent la centrale sous les acclamations de leurs camarades et se débarrassent aussitôt de leurs tenues souillées par la radioactivité.
Des liquidateurs anonymes et héroïques
Bien entendu, la mission de « décontamination » du site ne s’arrête pas là. Des matières radioactives pourraient encore atteindre le lit du Dniepr ou de la rivière Pripiat, menaçant de corrompre les réserves d’eau potable de centaines de milliers d’humains et d’animaux. Pour refroidir le cœur du réacteur et stopper l’écoulement des matières irradiées, 400 mineurs du Donbass ont été réquisitionnés pour creuser un tunnel de 150 mètres sous la centrale qui servirait de chambre de refroidissement. Il faudrait aux mineurs de charbon six semaines pour mener à bien cette mission… au lieu des trois mois initialement prévus.
Le confinement de la centrale de Tchernobyl dans un immense sarcophage de béton a été achevé en décembre 1986. Mais le site continue à émettre des radiations à ce jour. Il ne sera pas décontaminé, estiment les scientifiques, avant 24 000 ans. En attendant, que sont devenus les milliers de pompiers, infirmières, ouvriers, mineurs, soldats, réservistes, pilotes, scientifiques, ingénieurs et chauffeurs qui ont risqué leur vie pour empêcher que la catastrophe ne dégénère en apocalypse ? Quel avenir pour les 600 000 « liquidateurs » qui ont reçu une dose de radiation 120 fois supérieure au seuil de tolérance ?
Restés discrets, les survivants restent anonymes et vivent toujours dans les environs, notamment en Ukraine… Comme Alexei Ananenko, le plus jeune des plongeurs de Tchernobyl. Contrairement à une rumeur souvent reprise et évoquée dans la mini-série britannico-américaine Tchernobyl Qui leur rend hommage, les trois héros ne sont pas morts d’irradiation aiguë quelques jours après les faits. Deux étaient encore en vie en 2018 pour recevoir l’Ordre « Pour le courage » des mains du président ukrainien Petro Porochenko.
En juin 2019, à l’occasion de la sortie de la série acclamée et primée à l’international, lorsque l’Agence France-Presse (AFP) a interrogé Alexeï Ananenko sur son intervention dans les sous-sols de la centrale, l’ingénieur ukrainien a haussé les épaules. « On m’a ordonné d’y aller, alors j’y suis allé. (…) Je ne me suis jamais senti comme un héros. C’était mon travail. »il a simplement répondu.
L’ancien ingénieur ukrainien Alexei Ananenk (alors âgé de 59 ans), salué dans la mini-série britanno-américaine Tchernobyl comme l’un des trois hommes qui ont contribué à empêcher une catastrophe encore plus grave après le pire accident nucléaire de l’histoire, montre une photo à un journaliste de l’Agence France-Presse lors d’une interview à Kiev le 7 juin 2019. | Anatolii Stepanov / AFP