Les parlementaires critiquent la stratégie française sur l’IA
Douche froide pour Emmanuel Macron. Alors que le chef de l’État et les différents gouvernements depuis 2017 se targuent d’avoir bien positionné la France pour devenir un leader mondial de l’intelligence artificielle, les parlementaires experts en la matière ne sont clairement pas de cet avis.
Sollicité par les bureaux de l’Assemblée nationale et du Sénat pour faire le point sur les nouveaux développements de cette technologie dans le contexte de la révolution de l’IA générative, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), co-présidé par un Le sénateur LR, Stéphane Piednoir, et un député du camp présidentiel, Pierre Henriet (Horizons, ex Renaissance), ont présenté ce mercredi 4 décembre un rapport exhaustif de 334 pages.
Rédigé par trois parlementaires – le sénateur LR Patrick Chaize, la sénatrice PS Corinne Narassiguin et le député RN Alexandre Sabatou – et voté à l’unanimité par les membres de l’OPECST, ce document dresse un bilan très mitigé de la stratégie française sur l’IA au travail depuis 2018. Il établit ainsi 18 recommandations pour redresser la situation, avec l’espoir – probablement vain en raison du chaos politique actuel et du désastre des finances publiques – qu’elles seront traduites » rapidement » dans » mesures opérationnelles « .
Parmi eux, cinq concernent spécifiquement l’AI Action Summit. L’événement se tiendra en France, à Paris les 10 et 11 février. Tout en saluant la volonté des organisateurs de ne pas se concentrer uniquement sur les risques existentiels et sécuritaires de l’IA, le programme actuel apparaît » incomplet » aux auteurs. Ces derniers estiment que deux dimensions considérées comme prioritaires, l’éducation et la souveraineté numérique, ont été oubliées.
Une stratégie pour les armes légères
Pour qualifier la stratégie française d’intelligence artificielle annoncée en 2018 et achevée en 2022, qui mobilise 1,9 milliard d’euros au total, les auteurs du rapport sortent le bazooka.
» Plutôt que d’annoncer une stratégie sans objectifs, sans gouvernance et sans outils de suivi visant à « faire de la France un leader mondial de l’IA », il convient de mettre en place une véritable politique publique de l’IA, avec des objectifs, de vrais moyens dont une gouvernance digne de ce nom. , et outils de suivi et d’évaluation », défient les parlementaires. Et d’appeler à « abandon de lala politique de la start-up nation avec son bras armé French Tech, aussi élitiste qu’inapproprié « .
L’OPECST s’inscrit ainsi dans la continuité – avec une liberté de ton accrue – d’un récent rapport de la Cour des comptes. Les magistrats estimaient en avril 2023 que la priorité accordée à la recherche dans la stratégie française avait permis de « éviter un abandon « . Mais ils ont aussi souligné l’insuffisance de ses moyens, de sa gestion et du suivi des actions.
Le Comité interministériel sur l’IA, dans son rapport de mars 2024, est allé encore plus loin. Selon lui, l’État avait un besoin urgent d’investir » au moins 5 milliards d’euros par an pour éviter que la France ne sombre dans un déclin historique », comme l’a expliqué sa co-présidente, Anne Bouverot, à La Tribune.
» Malheureusement, le rapport du Comité interministériel sur l’IA n’a eu aucun effet dans le contexte politique et budget actuels », déplore la sénatrice Corinne Narassiguin (PS). » Les vacances à répétition au poste de coordonnateur de la stratégie nationale depuis 2018, et son absence de réelle autorité, révèlent une fonction mal définie. La stratégie reste inhabitée et évolue en fonction des annonces et de la stratégie de communication du Président. », ajoute le député Alexandre Sabatou (RN).
Autonomie technologique
Pour remédier à la situation, 13 des 18 recommandations de l’OPECST portent sur l’amélioration de la stratégie française. Sans quantifier son coût, les auteurs réitèrent la nécessité d’un investissement massif. Au nom du « souveraineté nationale » et » autonomie stratégique » face à la domination des Etats-Unis et de la Chine, ils indiquent que la France et l’Europe doivent « développer une filière autonome sur toute la chaîne de valeur de l’intelligence artificielle « .
Traduction : de l’énergie aux applications, en passant par les semi-conducteurs, les infrastructures et les modèles linguistiques. « L’Europe est leader sur un seul segment de la chaîne de valeur de l’IA, le segment très précis de la gravure de puces, grâce à ASML » est écrit dans le rapport. Si Entreprises européennes « rester dans la course en matière de conception de modèles, d’applications et de services d’IA », leur dépendance technologique vis-à-vis d’acteurs essentiellement américains en termes de processeurs (Nvidia), et d’infrastructures informatiques et cloud (Amazon, Microsoft, Google) est un « problème de souveraineté aux implications géopolitiques majeures », selon le sénateur Patrick Chaize (LR).
Côté gouvernance, le rapport appelle à piloter la stratégie IA » au plus haut niveau », avec une pièce jointe du coordinateur « au Premier ministre », plutôt que « une toute petite équipe rattachée à la Direction générale des entreprises à Bercy « . Ils souhaitent également que l’OPECST soit chargé du suivi et de l’évaluation de la stratégie nationale.
Les parlementaires suggèrent également la création de « centres de divertissement régionaux », en étroite collaboration avec des universités, des centres de recherche comme Inria et des entreprises, pour mobiliser et animer l’écosystème français de l’IA, et ainsi favoriser les collaborations, notamment avec le secteur privé.
C’est pourquoi ils demandent le renouvellement du programme Confiance.ai, arrêté en 2024 malgré son coût réduit de 45 millions d’euros sur la période 2021-2024. Cela a permis aux industriels de collaborer avec des acteurs académiques dans le cadre d’une plateforme sécurisée et souveraine, pour intégrer des systèmes d’IA de confiance dans leurs processus. Des groupes comme Airbus, Atos, Renault, Safran, Thales et Air Liquide en avaient profité pour se transformer plus rapidement grâce à l’IA.
Formation, Grenelle IA et protection de la création
Les parlementaires insistent également sur la formation des écoliers, des étudiants, des travailleurs et même du grand public, sur le modèle finlandais. Cette dernière est citée en exemple pour ses « programmes de formation continue » destinés à tous.
L’objectif : démystifier l’IA pour favoriser son déploiement dans la société et dans le monde du travail. Le tout en restant vigilant, par des études régulières, sur « l’impact de l’IA sur l’emploi, le tissu social (y compris les inégalités) et les structures cognitives » surtout les enfants.
« Nous devons promouvoir une vision scientifiquement informée et plutôt optimiste de l’IA (…). L’IA générale (qui surpasse l’humain dans toutes les tâches cognitives, ndlr) reste pour l’instant une perspective improbable et la question des risques existentiels n’est pas une priorité », écrivent-ils.
L’adoption pacifique de l’IA par la société ne peut être réalisée que grâce au dialogue social, ajoutent-ils. D’où la recommandation d’intégrer l’IA dans le dialogue social des entreprises, et d’organiser des débats à l’échelle nationale, comme « Grenelle IA « .
Enfin, les parlementaires n’évitent pas les enjeux culturels de l’IA générative. Premièrement, en étant en charge au niveau mondial de la création de normes, notamment éthiques et environnementales, pour l’IA. Ensuite en assurant un contrôle souverain des données de la culture française, et en créant des jeux de données autour des cultures francophones pour former l’IA, comme le fait l’Espagne pour préserver sa culture face au rouleau compresseur américain.
Simplifier la gouvernance mondiale
Dans cette optique, les cinq recommandations du rapport concernant le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle des 10 et 11 février visent essentiellement à obtenir des avancées concrètes pour une gouvernance simplifiée de l’IA au niveau mondial.
Les parlementaires souhaitent que la France « jette les bases » de la gouvernance mondiale de l’IA « sous l’égide d’une seule organisation internationale « . Cela serait intégré à l’ONU, plutôt qu’à la dizaine de projets parallèles qui avancent actuellement. » Il est nécessaire de créer une institution spécialisée membre des Nations Unies, dont les compétences s’étendraient de la coordination internationale de la régulation de l’IA à la lutte contre la fracture numérique mondiale. », souligne le rapport.
Quant au niveau européen, les parlementaires espèrent que le Sommet débouchera sur le lancement d’une « Programme européen de coopération en IA », qui comprendrait au moins la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Italie et l’Espagne. Il serait chargé de définir un « Parcours européen de l’IA » allant plus loin que soutenir l’innovation et réguler l’IA Act.