La Croix : Nous sommes au Louvre, où vous vous apprêtez à donner cinq conférences sur les liens que ce musée entretient avec les œuvres du monde qui y sont exposées. Vous sentez-vous confronté, ici, à un récit colonial, qui célèbre la France au centre du monde, comme le dénoncent certaines voix ?
Souleymane Bachir Diagne : J’ai eu cette idée du Louvre jusqu’à l’inauguration, en 2000, du pavillon des Séances (consacré aux arts d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques, NDLR). Dès lors, j’ai commencé à reconsidérer cette notion de récit surplombant, drapé dans son universalité, et à me dire que, d’une certaine manière, ce pavillon des Sessions accueillait ces objets chez eux.
Comment certains de ces objets peuvent-ils trouver leur place ici alors qu’ils ont été récupérés à l’époque coloniale ?
SMD : Au fond, ma position est celle de l’ancien directeur général de l’UNESCO, le Sénégalais Amadou Mahtar M’Bow, qui vient de disparaître. À la fin des années 1970, il lance un vibrant appel pour la restitution du patrimoine des anciennes colonies, mais en même temps, il reconnaît que cet héritage a pris racine dans ses terres d’emprunt. Petit à petit, cette idée a pris une place centrale dans ma réflexion et j’ai considéré que ces objets n’étaient pas seulement exilés dans l’attente d’un retour, mais qu’ils avaient créé ici quelque chose.
Ma conviction s’est renforcée qu’en les accueillant, le Louvre atteignait son propre but, celui de se décentrer, de s’ouvrir à ce qui bouscule l’idée d’un universalisme véritablement européen, surplombant, refermé sur lui-même.
Qu’ont créé ces objets en Europe ?
SMD : Ils ont beaucoup contribué à l’art contemporain du XXe siècle. Picasso en est la meilleure preuve. Plus généralement, ils ont présidé à une africanisation du monde à l’époque coloniale, là où précisément s’est produite une forme d’européanisation du monde. Déplacés de force vers l’Europe, ils y ont produit une dynamique qui témoigne de leur force vitale. Nous ne le soulignerons jamais assez. Leur présence dans un musée ne s’explique plus seulement par la main qui les a arrachés à leur terre d’origine, mais désormais aussi par le sens qu’ils donnent à ce musée. Ces objets ne sont pas des victimes. Ce sont des agents.
Comment mettre en valeur ce rôle dans l’espace muséal ?
SMD : Ici au Louvre, deux projets sont en cours. D’abord, une plus grande ouverture, sur le plan architectural, du pavillon des Sessions afin de rompre son isolement. Pour l’instant, les visiteurs ne viennent que s’ils en ont l’intention. Travail (prévu jusqu’à l’automne 2025, NDLR) devrait permettre de l’intégrer dans le parcours muséal. Ensuite, il y a ce que j’appelle la « relation », l’acte de penser des objets ensemble, de les faire parler.
Après les travaux, « l’homme bleu » (sculpture anthropomorphe du Vanuatu, NDLR) devrait être à côté d’une statue ancienne. Parler à d’autres objets, c’est ce que « être chez soi » signifie ici pour un objet. Ce sera le thème d’une de mes conférences : » Quand La Joconde sourit aux masques sans fossettes.
Selon vous, les restitutions en cours ne sont pas nécessaires…
SMD : De nombreuses formules sont possibles. La manière dont l’Allemagne a négocié avec le Nigeria autour des bronzes béninois, qui sont très clairement des butins de guerre, est intéressante. Certains retourneront au Nigeria et d’autres resteront en Allemagne. À mes yeux, le geste violent et décolonial de dire que tout ce qui est africain doit être restitué est absurde. Cela détruit le récit de la façon dont ces objets ont trouvé leur place ailleurs et annule la relation qui s’est établie.
Restituer la propriété des objets est néanmoins important, car c’est un acte de réparation et de reconnaissance. Toutefois, la démarche est plus simple pour les objets qui constituent de véritables butins de guerre que pour les autres. Certaines sont en fait acquises, la colonisation ayant été non seulement un espace de pure violence, mais aussi un espace d’échange. De même, la question de la provenance des objets est importante. Cela doit être établi, ce qui prend du temps, et indiqué. C’est une manière de comprendre la nature de ces objets, qui doit être partagée.
C’est aussi ainsi qu’on préserve l’universel, mais un universel que je qualifierais de « latéral », un universel qui sort de lui-même et inclut l’idée que les cultures se parlent. Même lorsqu’ils s’affrontent dans la violence, ils finissent toujours par dialoguer et créer un langage commun.
« Il ne faut pas abandonner la notion d’universel »tu écris. Pouvez-vous nous rappeler les enjeux de sa protection ?
SMD : Détruire l’universel, c’est détruire l’idée d’humanité. Or, c’est le résultat auquel on parvient si l’on considère que les cultures sont des humanités juxtaposées. Je le souligne également dans mon livre : ce n’est pas un hasard si un penseur d’extrême droite (philosophe Alain de Benoist, NDLR) considère qu’il n’y a que des humanités qui doivent rester séparées et que l’humanité au singulier est au mieux une notion zoologique.
C’est exactement la définition de l’apartheid : un développement séparé, basé sur la conviction que les cultures humaines ne sont pas faites pour se mélanger. Mais parce qu’une culture est humaine, elle parle à l’humanité. En d’autres termes, chaque culture s’adresse à l’humanité tout entière. Rien ne le montre mieux que les créations artistiques.
Vous mentionnez le « performances identitaires » qui contribuent à la fragmentation des cultures. Où sont-ils joués ?
SMD : Notamment dans l’idée que je ne peux pas parler d’une culture si je ne suis pas moi-même issu de cette culture. Cela peut aller jusqu’à ce que le romancier se demande s’il a le droit de donner la parole à un personnage qui ne partage pas son identité. Cette façon de veiller sur des identités comme Cerbère est la négation des vieux mots humanistes « Je suis humain et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». La fragmentation des cultures contredit l’idée d’une orientation des pluriels du monde vers un horizon d’universalité, comme le disait Jean Jaurès. L’humanité doit être notre boussole. Nous devons construire une politique de l’humanité qui ne nie pas les pluriels du monde. Un musée comme le Louvre peut participer.
———-
Masque Fang, XIXe siècle, Gabon, de la société secrète Ngil en bois, kaolin et clous de laiton
« Ce masque illustre l’africanisation des arts modernes. On sait que la création de Picasso a été influencée par les objets africains. Il les découvre notamment chez le peintre André Derain, qui était collectionneur et propriétaire d’un masque à crocs qui l’a beaucoup marqué. C’est aussi une bonne illustration de ce qu’écrit Senghor sur la signification géométrique des objets. Regardez ce jeu de lignes convexes et concaves. Ils ne répondent pas à un souci de proportion, mais de transposition de rythme. Ils représentent, en quelque sorte, «série rythmique »comme disait Senghor. Ce qu’il faut représenter ici, ce n’est pas la chose, mais l’essence de la chose. »
Sculpture Fon, attribuée à Akati Ekplekendo, avant 1858, Bénin, statue dédiée à Gou, divinité du fer et de la guerre en fer et bois
« Ce « dieu du fer », originaire du Bénin, me pose la question des restitutions. Dans le film Dahomey (1), des étudiants béninois déplorent son absence parmi les 26 objets que la France a restitués à leur pays. Pour ma part, je le vois rester ici. Cet objet a sa place au Louvre. Bien sûr, on peut imaginer un prêt et même un transfert de propriété vers l’État du Bénin. Cependant, la propriété doit être détachée du lieu. Les objets du Louvre se veulent nomades. Ce « dieu du fer » montre aussi la diversité de l’art africain. Il ne s’agit pas uniquement de masques et peut utiliser des matériaux européens. »
Tête de moai monumentale en tuf basaltique, île de Pâques
«Cet objet me fascine. On sait peu de choses sur les sculptures de l’Île de Pâques ou sur sa cosmologie. Ils sont uniquement considérés comme représentant des divinités protectrices. Pourtant, cette tête taillée dans la roche, d’ampleur monumentale, aux yeux fermés, me captive. Comme le « dieu de fer » du Bénin dont je viens de parler, il pointe vers la transcendance, mais d’une manière différente. C’est en quelque sorte la rencontre d’une transcendance et d’une absence. Cet objet n’étant pas africain, il y a une relation qui se construit entre nous deux. C’est la preuve de sa dimension universelle. Je me dis qu’en prenant cette chaire au Louvre, je me place sous sa protection. »
(1) Dans ce film, lauréat de l’Ours d’Or à Berlin cette année, le réalisateur franco-sénégalais Mati Diop suit le retour au Bénin de 26 objets restitués par la France, qui les avait pillés à l’époque coloniale, ainsi que les débats suscités. à cette occasion entre étudiants de Cotonou.