Les missiles occidentaux à longue portée ont-ils été efficaces en Crimée annexée, où ils sont régulièrement utilisés ?
Les États-Unis ont donné leur feu vert à Kiev pour utiliser ses missiles ATACMS sur le territoire russe. Depuis plus d’un an, l’armée ukrainienne tire déjà des munitions britanniques sur des sites stratégiques de Crimée annexée.
L’annonce a été rapidement suivie d’effets. L’armée russe affirme avoir repoussé, mardi 19 novembre, une attaque de missiles américains ATACMS dirigée contre des installations militaires dans la région de Briansk et qui, selon elle, n’a causé aucun dégât. Deux jours plus tôt, les États-Unis avaient donné leur feu vert à l’Ukraine, qui réclamait depuis des mois de pouvoir utiliser ces munitions sur le territoire russe. L’armée ukrainienne espère ainsi perturber les chaînes logistiques et le commandement ennemis. Cette décision de la Maison Blanche, à la dimension politique évidente, intervient quelques semaines avant l’investiture de Donald Trump, ce qui entraîne beaucoup d’incertitudes sur le futur soutien militaire américain.
Jusqu’à présent, Kiev devait se contenter d’envoyer des drones frapper le territoire russe, avec des ambitions opérationnelles limitées. Les missiles ATACMS sont d’une nature complètement différente. Il s’agit de « des missiles de croisière à moyenne et longue portée destinés principalement à cibler des objectifs à haute valeur stratégique »explique l’analyste Alain de Neve, spécialiste des questions de défense. Sur le papier, de telles munitions permettraient à l’Ukraine d’atteindre les sites logistiques et les aérodromes d’où décollent les bombardiers russes. Ce qui soulagerait les forces ukrainiennes, mises à rude épreuve dans le Donbass.
L’utilisation de missiles ATACMS n’est pas totalement nouvelle dans ce conflit, puisque Kiev les mobilise déjà depuis octobre 2023 en Crimée, région annexée par la Russie mais ukrainienne selon le droit international. Quelques mois plus tôt, Londres avait ouvert le bal en livrant Storm Shadows. Ces munitions à longue portée comblaient une lacune évidente dans l’arsenal ukrainien, complétant son système national de missiles antinavires Neptune.
La France a emboîté le pas au Royaume-Uni en juillet en livrant le même missile franco-britannique, baptisé Scalp, de ce côté-ci de la Manche. Paris a toujours refusé de préciser combien de missiles Scalp avaient été livrés et s’ils avaient été utilisés. Le nombre de parts cédées est qualifié de « données confidentielles » dans la communication annuelle des forces armées. Interrogé le mois dernier à Bruxelles sur d’éventuelles frappes de missiles Scalp sur le sol russe, le ministre français de la Défense Sébastien Lecornu a refusé de commenter.
La liste des cibles évoquées par Kiev dans la péninsule annexée par Moscou donne une idée des objectifs recherchés, même s’il faut se montrer prudent quant aux succès revendiqués par les belligérants. Le mois dernier, par exemple, l’armée ukrainienne a déclaré avoir utilisé Storm Shadows pour frapper trois postes de commandement russes et ATACMS pour détruire une station radar Nebo-M. L’armée russe a de son côté affirmé en mai avoir neutralisé des missiles américains tirés de nuit en direction de la base aérienne de Belbek, près de Sébastopol, où est basé son 38e régiment d’aviation.
Ces missiles précis peuvent toucher l’ennemi en plein cœur. L’un des exemples les plus marquants s’est produit en septembre 2023, lorsque le quartier général du commandement de la flotte russe en mer Noire a été bombardé. Sur les images tournées ce jour-là, on voit bien l’une des ogives s’enfoncer dans le bâtiment déjà vidé.
La marine russe a également fait l’objet de cibles particulières. En mars, Kiev a annoncé avoir touché quatre navires dans le port de Sébastopol, sans fournir de détails sur la méthode opératoire et les munitions utilisées. Mais plusieurs analystes spécialisés ont rapidement conclu à l’utilisation de Storm Shadow. Les missiles occidentaux ont « autorisé à frapper des bases situées en Crimée qui abritaient des infrastructures utilisées par les Russes, ainsi que des navires en mer Noire »résume Alain de Neve.
En décembre 2023, l’armée de l’air ukrainienne a également revendiqué une attaque contre le port de Feodosia, infligeant de sérieux dégâts à un grand navire de débarquement, le Novotcherkasskqui transportait sans doute des munitions à son bord, compte tenu des explosions. Plusieurs observateurs avaient vu l’empreinte des missiles occidentaux. La même année, au cours de l’été, l’état-major revendique une frappe contre un sous-marin russe – le Rostov-sur-le-Don – en ciblant une cale sèche à Sébastopol avec Storm Shadows.
Le groupe de réflexion américain Institute for the Study of War avait d’ailleurs constaté, en début d’année, que le nombre de navires avait diminué dans les ports de la péninsule annexée, au profit de ports situés plus à l’est, comme celui de Novorossiisk. Les missiles occidentaux sont d’autant plus précieux que l’armée ukrainienne est privée de force navale.
Nœuds de commandement et de logistique, aviation, forces navales… Ces missiles occidentaux ont « permis, en partie, de libérer ce vice » Alain de Neve abonde dans la région. Mais l’expert rappelle aussi que les navires russes « ne sont pas dans la fleur de l’âge » en mer Noire et souligne «des échecs et une certaine légèreté dans les systèmes défensifs» Russes. Le chercheur souligne également l’importance des opérations réalisées avec « Drones maritimes DIY »très efficace compte tenu de leur coût.
Les responsables russes continuent cependant d’exprimer leur inquiétude face à ces missiles précis et rapides. Sergueï Narychkine, directeur des services secrets russes, a récemment décrit le pont de Crimée comme étant « cible prioritaire pour Storm Shadow ». Le même jour, un dépôt pétrolier militaire a été touché à Feodossia, après l’incendie de l’ATACMS. L’armée russe, de son côté, publie régulièrement des communiqués pour vanter les succès de sa défense anti-aérienne, avec la volonté de remettre ces missiles comme des trophées.
En septembre dernier, un militaire russe avait présenté une pièce métallique floquée « MIS SCALP » en cours d’examen, dans une vidéo de l’agence RIA Novosti, assurant qu’il s’agissait du fond d’une ogive d’un missile occidental. Contacté à ce sujet, le ministère français des Armées n’a pas répondu à notre demande d’authentification, pas plus que le constructeur de missiles MBDA ou le motoriste français Sermat, dont le nom est gravé sur la pièce. Il y a quelques mois, l’agence Spoutnik a également publié des photographies censées présenter la structure interne d’un Storm Shadow.
Ces missiles peuvent être tirés par des lanceurs américains HiMARS ou MLRS ou par des bombardiers de l’armée ukrainienne (Sukhoi Su-24, Su-27, etc.). Ces missiles peuvent théoriquement atteindre 500 km voire 600 km dans les armées des pays fournisseurs. Mais en Ukraine, ils sont limités à 300 km afin de respecter le régime de contrôle de la technologie des missiles (MTCR), qui contraint les Etats signataires lors de tels transferts. « Le principal problème de ces missiles est finalement de pouvoir désigner des cibles qui méritent d’être détruites »poursuit Alain de Neve.
D’autant que cette arme a un coût : un million de dollars l’unité. Si le Storm Shadow et l’ATACMS ont été utilisés principalement en Crimée, poursuit l’analyste, c’est parce qu’il y était plus facile à identifier. « opportunités et objectifs stratégiques » que dans le « régions orientales occupées ». Le renseignement militaire est plus difficile sur le front du Donbass, par définition dynamique et évolutif, et ces missiles perdent de leur intérêt dans le feu des combats. Reste donc à savoir quel usage serait réservé à de tels missiles sur le territoire russe.
Quelque 250 sites tactiques ou stratégiques ont été identifiés par le journal indépendant russophone Novaïa Gazeta dans le champ d’action potentiel. Reste à savoir si les pilotes auront la possibilité de s’approcher de la ligne de front pour en exploiter toute la portée, alors que les forces russes ont mis en place une solide défense anti-aérienne.
Les frappes lancées mardi à l’aube dans la région de Briansk ont visé l’arsenal d’un centre logistique. Cela donne une première indication sur leur futur emploi. Quoi qu’il en soit, les objectifs « sera défini en consultation entre les forces armées ukrainiennes et les pays fournisseurs, dont les logisticiens et les planificateurs sont expérimentés dans la mise en œuvre de ces missiles.résume Alain de Neve. « Nous prolongeons simplement » ment la zone de possibilité au territoire russe, pas nécessairement à de grandes profondeurs. «
« L’autorisation accordée par les Américains est restrictive. S’il n’y a aucun effet tactique ou stratégique prouvé, la cible ne sera pas traitée.
Alain de Neve, spécialiste des questions de défensesur franceinfo
L’armée russe a en tout cas su anticiper cette nouvelle information. « Une partie des bases aériennes russes situées à portée de ces missiles ont déjà été vidées de leurs principaux bombardiers stratégiques qui ont été éloignés »assure le géopolitologue Ulrich Bounat sur franceinfo. Selon cet expert, le feu vert accordé par les Etats-Unis pour des frappes sur le territoire russe «permettra de frapper des dépôts de munitions et des groupements de troupes. Mais cela n’aura pas l’effet stratégique qu’il aurait pu avoir il y a quelques mois.».
Autre inconnue : la réaction du Kremlin. Le chancelier allemand Olaf Scholz a renouvelé à l’automne son refus de livrer des missiles Taurus. Il craint que son pays se retrouve « impliqué d’une manière ou d’une autre dans la guerre »évoquant, dans le cas de Storm Shadow, une nécessité « Cibler le soutien de des Britanniques et des Français ». Le lancement de ces missiles « passer, au moins en partie, par des protocoles nationaux » pays fournisseurs, confirme Alain de Neve, imaginant « une ingérence des planificateurs français ou britanniques ». Avec, en résumé, « tuune implication qui va au-delà de la simple fourniture d’un système de frappe ».
Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, a promis une réponse mardi « approprié » après l’attaque du territoire russe menée avec des missiles américains ATACMS. Tout en invitant les pays occidentaux à lire « au complet » la nouvelle doctrine nucléaire russe, que vient d’adopter ce matin Vladimir Poutine. Entre-temps, l’inquiétude semble s’étendre aux régions frontalières de l’Ukraine. Yuri Sliousar, gouverneur de la région russe de Rostov, a demandé aux administrations locales de mener des exercices d’évacuation et d’inspecter les abris anti-aériens, selon le média local 161.ru : « Je ne sais pas si le camarade Trump changera de position, mais nous traversons probablement une période très difficile. Les missiles à longue portée constitueront une menace supplémentaire. »