Selon des documents consultés par franceinfo et « Complément d’enquête », l’eurodéputé Nicolas Bay a fourni à la justice des revues de presse publiées en 2018 pour tenter de prouver l’activité de son assistant Timothée Houssin en 2014-2015.
Au bas de chaque page, une inscription qui doit néanmoins témoigner d’un travail sérieux.Revue de presse par T. Houssin – Assistant parlementaire de N. Bay »Timothée Houssin et Nicolas Bay : le premier est devenu député RN à l’Assemblée nationale en 2022, le second est toujours élu au Parlement européen, après avoir passé quelque temps sous la bannière zemmouriste de la Reconquête. Tous deux font partie des 27 personnes mises en examen dans l’affaire des assistants parlementaires du Front national (FN), dont le procès doit se tenir à partir de lundi 30 septembre. Dans ce dossier, la justice soupçonne le FN (devenu depuis Rassemblement national) d’avoir embauché, comme assistants de députés européens, des collaborateurs qui travaillaient en réalité pour le parti. Le Parlement européen a chiffré le préjudice à 6,8 millions d’euros. Les accusés contestent les faits.
En collaboration avec l’émission « Complément d’enquête », qui revient sur cette affaire le 19 septembre sur France 2, franceinfo a analysé des revues de presse signées par Timothée Houssin, censées prouver l’activité de l’assistant parlementaire entre 2014 et 2015. Notre enquête révèle qu’elles ont été éditées et préparées, au moins en partie, en 2018. Un élément qui a échappé à la vigilance des enquêteurs.
Pour comprendre ces révélations, il faut remonter dans le temps. En septembre 2018, Nicolas Bay est interrogé par le juge d’instruction en charge du dossier sur l’activité de son assistant Timothée Houssin. Ce dernier, alors âgé de 26 ans, a été embauché par Bruxelles de juillet 2014 à mars 2015, pour un salaire mensuel de 2.300 euros.Je conteste les faits dans leur ensemble.affirme le député européen, selon des documents consultés par franceinfo. M. Houssin était mon assistant, il a bien travaillé comme mon assistant parlementaire »L’élu n’est pas venu les mains vides. En guise de preuve, il a fourni aux enquêteurs des copies de publications sur les réseaux sociaux, des communiqués de presse auxquels son assistant aurait contribué, ainsi que des revues de presse qui, selon lui, étaient « réalisé par Timothée Houssin entre septembre 2014 et février 2015 ».
Ces revues de presse sont rassemblées dans un document de 112 pages. Il contient au total 67 articles de journaux nationaux et locaux sur des questions européennes, énergétiques ou politiques, parus entre le 1er septembre 2014 et le 27 février 2015. Il s’agit parfois de coupures de presse de journaux imprimés, parfois de captures d’écran d’articles en ligne, publiés sur les sites Internet des Figarode Libérer ou même MondeLogiquement, ces captures et scans sont censés avoir été réalisés au plus tard en mars 2015, alors que Timothée Houssin était encore en poste.
Pourtant, certains ont été effectivement réalisés quelques années plus tard. L’exemple le plus flagrant est un article du Monde sur les ambitions climatiques de l’Europe. L’article est bien daté du 24 octobre 2014. Mais dans l’en-tête de la page, la barre de menu du site de l’ Monde fait référence à des événements ultérieurs : la COP22, qui date de novembre 2016, et le One Planet Summit, dont la première édition s’est tenue en décembre 2017. Des événements qui, naturellement, n’apparaissent pas dans la section Planète du Mondeau moment de la publication de cet article en 2014.
Une autre incohérence Dans le dossier transmis à la justice par Nicolas Bay figure un article du site de BFMTV, publié le 25 novembre 2014. Un indice apparemment anodin s’est glissé entre deux paragraphes : un encadré portant la mention « Sélectionné pour vous » invite l’internaute à cliquer sur un autre contenu, une émission sur le déficit public en France. Nous avons retrouvé cette vidéo. Il s’agit d’une émission de BFM Business diffusée le 30 mars 2018. L’encadré renvoyant vers cette vidéo n’a donc pas pu exister en 2015, et cet article n’a pas pu être sauvegardé en l’état avant fin mars 2018. Soit six mois avant que Nicolas Bay ne le transmette à la justice.
Un autre exemple, cette fois tiré du site de Libérer. La revue de presse de Timothée Houssin recense une longue interview sur la lutte contre le terrorisme en Europe, parue le 16 janvier 2015 dans les colonnes du journal. Élément de mise en page notable pour cette capture d’écran : chaque question du journaliste est précédée d’un guillemet dessiné dans un grand carré. Or, selon nos informations, cet élément graphique, conçu par l’agence Datagif, spécialisée dans la création de sites web et d’applications, n’existait pas encore début 2015.
Interrogé par « Complément d’enquête », le directeur de Datagif, Gaëtan Duchateau, a fouillé dans ses archives : le dossier où ont été dessinés ces guillemets rouges date de mars 2015. « En juin, nous avons finalisé les maquettes graphiques. Et les lecteurs l’ont découvert début septembre 2015, lors de sa mise en ligne (sur le site de Libération). Donc en janvier 2015, ce guillemet n’existait pas du tout, et l’article aurait dû avoir l’ancienne mise en page »explique-t-il. Comme le prouvent d’autres captures d’écran, disponibles sur Internet Archive, l’article de Libérer en fait, il avait une apparence complètement différente en janvier 2015. Il a donc été sauvegardé entre septembre 2015 et septembre 2018.
D’autres exemples viennent allonger la liste, avec des articles de La Tribunedu site Europe 1… Disposition de la photographie, taille du texte, apparence des icônes de partage de l’article sur les réseaux sociaux… Autant d’indices qui ne passent pas le jeu des sept différences entre le document de Nicolas Bay et les articles tels qu’ils auraient dû paraître aux dates présumées. Franceinfo et « Complément d’enquête » ont identifié une dizaine d’articles présentant ce genre d’incohérence. De plus, la majorité de ces contenus sont composés de scans d’articles imprimés, qui ne permettent pas une datation précise.
Quand et par qui cette revue de presse a-t-elle été réellement établie ? Interrogés dans un premier temps par « Complément d’enquête », les intéressés ont affirmé ne rien savoir de ce document. Mais quelques jours avant la publication de notre article, les deux élus ont envoyé de nouvelles réponses à franceinfo. Timothée Houssin, qui répète avoir bien travaillé pour Nicolas Bay, nie tout lien avec ce document. « Ce n’est pas moi qui ai remis au juge les pièces du dossier et je n’en ai jamais eu connaissance. Ces revues de presse ne correspondent pas, dans la forme, à mon travail. Je n’ai pas produit ces documents tels quels, ni pendant mon contrat avec Nicolas Bay, ni après. »décide le député RN.
Cet argument contredit la version de Nicolas Bay. Il affirme que, pour préparer son interrogatoire et pour que le juge « peut saisir la nature (de) travail » par Timothée Houssin, « (s)notre équipe a donc compilé en 2018 ces articles de presse (de l’époque mais certains manquaient et ont donc été retrouvés sur le web et réimprimés). Il n’y a donc pas de fausse preuve de travail », dit-il, expliquant qu’il a fait refaire la mise en forme, mais qu’il s’est appuyé sur des articles compilés par Timothée Houssin entre 2014 et 2015. Le député européen va plus loin. « Je n’ai jamais prétendu aux tribunaux ni à qui que ce soit que ces documents, sous la forme fournie au juge, dataient de 2014. »
Dans son échange avec le juge, daté de septembre 2018 et consulté par franceinfo, il présente pourtant cela comme « revues de presse réalisées par Timothée Houssin entre septembre 2014 et février 2015 », sans préciser qu’elles avaient été modifiées ou compilées quelques mois plus tôt. Selon le compte rendu de l’échange, les enquêteurs lui ont alors demandé : « Comment expliquez-vous que M. Houssin n’ait pas été en mesure de nous donner les informations que vous me donnez aujourd’hui ? »Le député européen a répondu : « Concernant les revues de presse, il me les remettait sur mon bureau, le plus souvent sous format papier. Je les retrouvais dans mon bureau de député à Bruxelles. »
Jusqu’à présent, les juges ont retenu ces revues de presse comme l’une des seules preuves potentielles de l’activité de l’assistant parlementaire. Dans leur ordonnance rendue le 8 décembre 2023, ils ont écrit que pour la défense des deux personnes inculpées, « il n’est pas exclu que Timothée Houssin ait pu avoir une activité résiduelle pour Nicolas Bay de revue de presse et de rédaction au vu des éléments produits ».