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« Les fascistes nous ont privés de notre deuil » : un an après la mort de Thomas, comment les habitants de Crépol et de Romans cherchent à se reconstruire

« Les fascistes nous ont privés de notre deuil » : un an après la mort de Thomas, comment les habitants de Crépol et de Romans cherchent à se reconstruire

Crépol (Drôme), envoyé spécial.

Sur les hauteurs de Crépol (Drôme), dans les virages qui mènent à la petite chapelle Saint-Roch, la route est à peine coupée pour laisser passer son tracteur vert. Maurice Hugues, 71 ans, est fier de sa machine. Il pourrait en parler pendant des heures. De sa date de fabrication (1963 !), de son grand-père paysan qui le lui a légué, de sa conduite imparfaite…

Puis, sans transition, celui qui est aussi conseiller municipal de cette commune de 528 habitants depuis trente et un ans et député de Lutte ouvrière pointe le paysage : « Vous savez que Nathalie Arthaud est née là-bas ? » Nous ne le savions pas, non. Crépol n’est pas exactement connu pour cela, depuis l’année dernière et la mort de Thomas, 16 ans, poignardé dans la nuit du 18 au 19 novembre 2023 lors d’un bal.

A l’évocation du drame qui a propulsé cette commune dans la tempête médiatique, loin des jours paisibles qu’il espérait passer dans sa petite ferme de la Drôme, Maurice a fermé ses portes. « C’est délicat. Si j’en parle, que diriez-vous ? Ils sont tous venus rapporter n’importe quoi : BFM, Europe 1, CNews… Je les appelle « ChiéNews » moi en tout cas. Du coup, on préfère ne plus trop en parler. » Maurice porte cependant un t-shirt délavé qui affiche un message d’un autre ordre : « Exprimez-vous ! »

Instrumentalisation de l’extrême droite

Au cœur de la commune, on retrouve partout cette même réticence. Derrière le bar tabac à la grille baissée, deux femmes dilettantes font semblant d’avoir « beaucoup de travail ». Devant le court de tennis désert, une dame d’un certain âge mime de soudains problèmes d’audition, bien après le début de notre échange.

« Il faut comprendre, c’était très violent pour nous tous icimoi, poursuit Maurice Hugues. Les médias et certains politiques ont voulu faire de la mort de Thomas un symbole des fractures françaises sans même s’intéresser à notre réalité..

En cause, la divulgation par l’extrême droite des origines de certains suspects et de leur lieu de résidence : le quartier populaire de la Monnaie de Romans-sur-Isère, à 17 kilomètres d’ici. Des éléments immédiatement relayés par les médias réactionnaires, au point d’en faire un débat national autour d’un prétendu conflit entre deux Frances. Celui de la campagne, prétendument victime d’un crime « anti-blanc ». Et celui des quartiers, forcément menaçant car racisé.

«Nous perdons nos jeunes»

« Nous savons très bien que ce n’est pas un crime de cet ordredéfend l’élu municipal. C’est une bagarre qui a dégénéré entre des jeunes à fleur de peau, de moins en moins inhibés par la violence, et qui ne traînent plus assez pour ne pas se défier les rares fois où ils se croisent. »

A la sortie du supermarché du village, l’un des rares commerces du quartier, Sophie, qui travaille auprès des jeunes dans une structure spécialisée, raconte : « Qu’il y ait eu des propos racistes échangés d’un côté ou de l’autre est possible. Entre les jeunes des villages de la Drôme des Collines et ceux des quartiers de Romans-sur-Isère, un fossé s’est creusé. Mais pas au point de s’entre-tuer. »

« Nous perdons nos jeunes, déplore un personnage du village. Des deux côtés, ils rendent l’autre responsable de toutes les difficultés. » continue-t-elle. À Crépol, entre les élections législatives de 2022 et 2024, le vote en faveur du Rassemblement national (RN) a été multiplié par trois. La Monnaie préfère l’abstention massive.

UN « reprise dégoûtante »

Hafid, 50 ans, technicien informatique au centre hospitalier de Valence, connaît ce quartier de Romans comme aucun autre. Il y a grandi, est parti, puis est revenu. « Par attachement. » Avec lui, inutile de se contorsionner. La mort de Thomas et sa tentative de redressement politique surviennent immédiatement.

« Quand j’ai appris ce qui s’était passé, j’ai été dévasté et révoltéil confie. C’est un jeune de chez nous, je ne fais aucune différence avec ceux du quartier. Sauf qu’on nous a privés de notre deuil pour nous désigner comme coupable. » Quand il dit « nous »Objectifs de Hafid « les fascistes de toute la France ». Ceux qui sont « capturé l’antenne » pour exprimer leur colère contre l’immigration.

Et ceux qui ont organisé et mené une descente raciste dans le quartier quelques jours plus tard, sous prétexte que certains suspects étaient originaires de là. « La bonne réaction face à cette tragédie aurait été de se demander « pourquoi ? » et ensuite travailler ensemble, villages et quartiers, pour que cela n’arrive plus, assure-t-il. Mais cette reprise dégoûtante voulait exactement le contraire. »

Alors, « pourquoi ? » « . Nous marchons à ses côtés dans toutes les rues du quartier, des tours au marché, qu’il décrit comme le  » cœur «  et le  » poumons «  de la Monnaie. Les premiers sont délabrés, les seconds dépeuplés. Boulevard Dunant, il s’arrête brusquement. Devant lui, une aire de jeux abandonnée remplie de très vieux enfants. Au-dessus de leurs têtes, une inscription : « Vous êtes arrivé. » « Là-bas, quand j’étais jeune, c’était une école, il se souvient. C’est maintenant un point de transaction. »

« Les jeunes sont assignés à résidence et ce qu’ils sont »

Face au bar tabac Totem, nous rencontrons Moussa, 38 ans, ancien champion de judo qui enseigne désormais sa discipline aux plus jeunes. La nostalgie les étouffe. Grâce à la protection de l’enfance, au centre social ou aux associations, aujourd’hui littéralement réduites en décombres, tous deux ont pu participer à des carnavals, des olympiades, et même des sorties de ski impliquant des jeunes. quartiers et villages. Un carrefour social qui n’existe plus. Une seule maison de quartier survit.

« Tout n’était pas parfait, mais nous avions des amis de partout, différents, dit Moussa. Maintenant, nos jeunes sont assignés à résidence et ce qu’ils sont. » La faute en est au dépérissement du tissu associatif, à la désertion des services publics – pour symbole, plus aucun bus n’est passé par le quartier ces derniers temps. Et à la réduction progressive du champ des possibles.

Dans la Drôme, le taux de chômage s’élève à 8,2%, contre 6,4% pour le reste de la région. Moussa respire : « C’est dommage, le monde extérieur ne veut pas les connaître et ils se méfient tellement d’eux qu’ils ont parfois un couteau sur eux. »

Même les clubs sportifs ne peuvent rien contre ce cloisonnement. « Ils ont longtemps été vecteurs de diversité. Aujourd’hui c’est le contraire, regrette David Buisson, entraîneur au RC Romans-Péage, le club de rugby de Thomas. Les jeunes des villages vont au rugby et ceux des quartiers au football. Et lorsqu’ils arrivent au lycée du Dauphiné, où ils sont censés se retrouver, il est trop tard. Ils ont identifié leurs pairs et d’autres. »

Reconstruire la société

Mais suite à la tragédie de Crépol, plusieurs initiatives ont été lancées pour les amener à « faire société ensemble ». David Buisson a par exemple organisé un week-end réunissant quinze jeunes du club de rugby et quinze autres du club de football.

« Dès les entraînements suivants, je n’entendais plus les mêmes choses, assure-t-il. L’autre n’était plus un lointain inconnu, c’était cet ami avec qui ils jouaient depuis deux jours. » Dans les écoles, des ateliers participatifs contre les stéréotypes racistes ont été organisés en partenariat avec les acteurs des villages et quartiers sensibles.

De son côté, l’association locale d’éducation populaire L’Ébullition s’est lancée dans la moisson des « portraits de femmes » de la Monnaie et ailleurs pour établir un dialogue entre les différents quotidiens. C’est également dans ce but qu’un événement « de paix » se prépare à La Monnaie en collaboration avec des associations de Crépol.

Il rendra hommage à la mémoire de Thomas, mais aussi de Nicolas, 22 ans, joueur du même club de rugby, tué lors d’une fusillade devant une discothèque de Valence fin octobre. Et un autre jeune, dont la mort a fait peu de bruit. Zakaria, 15 ans, a été poignardé à La Monnaie en avril dernier. Sa faute : être intervenu dans une bagarre qui ne le concernait pas pour protéger Mathieu, 14 ans.

« Le but de l’extrême droite est de nous faire croire que nous sommes deux groupes distincts et que nos intérêts divergent. Sauf que nous souffrons des mêmes maux et que nous avons tous autant d’intérêts à bien vivre ensemble. »insiste l’un des organisateurs. Reste à reconstruire les ponts.

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