Les coulisses de la mémoire - Chronique de Nicolas Offenstadt - 22 juin 2024
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Les coulisses de la mémoire – Chronique de Nicolas Offenstadt – 22 juin 2024

Les coulisses de la mémoire – Chronique de Nicolas Offenstadt – 22 juin 2024

Par Nicolas Offenstadt, historien, maître de conférences à l’université Paris-I, chercheur à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine

En 2014, le portefeuille des Anciens Combattants a changé de nom. Il s’intitule désormais « Secrétariat d’État auprès du ministre de la Défense, chargé des anciens combattants et de la mémoire ». Cela pourrait bien sûr passer inaperçu – même si les désignations ministérielles ne sont jamais anodines – mais les mots choisis témoignent en réalité d’une profonde évolution. Pour la première fois, le terme « mémoire » apparaît dans un tel titre. Si cela semble si envahissant aujourd’hui, tant dans les discours publics, appelant sans cesse au « devoir de mémoire », que dans les travaux scientifiques, il n’en a pas toujours été ainsi. C’est ce que montre avec brio Sarah Gensburger dans un livre qui retrace comment s’est créé un champ d’action publique que l’on peut qualifier de « politique de la mémoire » (1). Ce faisant, en effet, le chercheur démantèle une idée reçue, que nous avons déjà évoquée dans cette chronique, selon laquelle les pouvoirs publics seraient aujourd’hui assaillis par une « demande » de mémoires, émanant de groupes divers (régionaux, religieux, sexuels, etc.). .) qui aimeraient avoir plus de place dans le grand récit historique national (2). Et c’est en réponse, ou du moins pour répondre à ces demandes, que se développerait une politique publique de la mémoire, marquée par de nouvelles journées commémoratives, l’érection de mémoriaux et de monuments et de multiples initiatives. Eh bien, explique Sarah Gensburger, ce n’est pas le cas. Une bonne enquête vaut toujours mieux que de larges généralisations.

En effet, l’État agit autant qu’il souffre, il ouvre des possibilités qui sont saisies par les collectivités locales et les groupes sociaux. Le développement d’une administration de la mémoire dans les années 1980 est en réalité dû à des évolutions majeures dans le monde des anciens combattants et de la défense, parmi ces importantes : la disparition progressive du principal fondement du secrétariat des Statuts : à savoir les anciens combattants des deux guerres mondiales. Nous avons dû nous renouveler pour survivre dans un univers administratif où la concurrence entre ministères et institutions produit sa propre dynamique, sans que les pressions extérieures n’interfèrent en premier lieu. Sarah Gensburger multiplie les sources et les angles de vue pour saisir au plus près, sur le terrain, les conceptions que chacun se fait de la « mémoire », pour comprendre les interactions entre l’État, les territoires et le monde social. On passe ainsi des couloirs des ministères aux archives, toujours au gré des enquêtes orales auprès des visiteurs des expositions « mémorielles ». Les liens entre l’État central et les communes sont étudiés avec finesse. Le chercheur montre enfin que le discours des expositions sur la guerre, souvent chargé de bonnes intentions civiques et pacifiques, est loin de produire des effets simples et monolithiques. Un livre indispensable pour sortir des grands discours vides de sens sur la « mémoire » et des vœux pieux sur les « leçons » du passé.

(1) « Qui pose les questions de mémoire ? », de Sarah Gensburger, CNRS Éditions, 336 p., 25 euros
(2) « Concours de souvenirs, vraiment ? », www.humanite.fr/culture-et-savoir/nicolasoffenstadt/la-concurrence-des-memoires-vraiment-786573

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