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Les chômeurs, ces travailleurs ignorés

Les chômeurs, ces travailleurs ignorés

Les chômeurs, ces travailleurs ignorés Ce point de vue prolonge la discussion initiée dans l’article publié dans Le monde du 27 mars, concernant la « théorie du chômage volontaire » de Gabriel Attal. Proposée dans le cadre de la préparation d’une nouvelle réforme de l’assurance chômage destinée à durcir les règles d’accès à celle-ci et à raccourcir la durée d’indemnisation, cette formulation ferait écho au souhait des classes moyennes identifiées par un élu de la majorité. « La France qui marche »souhaitant « une réforme qui encourage le travail, surtout dans un contexte de plein emploi ».

Au-delà de la critique nécessaire des contre-vérités (appauvrir les pauvres serait la garantie d’une amélioration du sort des classes moyennes ; contraindre les pauvres à accepter n’importe quel emploi pour survivre n’entraînerait aucune pression sur les salaires ; la précarité généralisée du travail entraînerait être la condition du plein emploi) sur laquelle se fondent de tels propos, soulignés par les auteurs de l’article que nous citons, ajoute l’urgence d’une révision du sens de la catégorie de « chômeurs » dont les propos restent largement inaudibles. Ce mot a pourtant la force d’un cri auquel beaucoup restent sourds ou indifférents. C’est elle qu’on ne veut pas entendre.

Notre surdité et notre indifférence se révèlent alors telles qu’elles sont : un masque de peur et d’angoisse face à la probabilité statistique de tomber dans le piège du chômage. Au-delà de l’effet répulsif de cette réalité, opportunément associée à ceux qui la vivent, et dont on cherche à s’éloigner symboliquement, cette surdité et cette indifférence trahissent la prédominance d’un discours muet et fossilisant, intolérant à aucune faute vivante. C’est même ce qui fait que chaque parole vivante de personnes considérées comme mortes au monde est entendue comme un scandale.

Ce scandale est celui de vies empêchées d’exister, ignorées par ceux qui considèrent l’individu seul responsable de son destin. S’étant progressivement infiltrée dans les esprits, cette contre-vérité a servi de terreau au discrédit des chômeurs dans l’opinion publique et à la vindicte des pouvoirs publics. Ceci explique la possibilité de la guerre menée contre eux sur fond de déni de l’absurdité d’un système de production et d’organisation du travail dépourvu d’imagination au point de transformer en chose l’être humain – même celui qu’on juge responsable – « qui aspire à toujours être un homme, une femme, et à aucun moment n’y parvient », selon la formule inoubliable utilisée par Simone Weil dans L’Iliade ou le Poème de la Force (1939). L’asservissement au pouvoir d’une mort qui peut s’étendre « tout au long d’une vie », et la traversée de« une vie que la mort a figée bien avant de l’emporter »résultant.

Cet empêchement de la vie humaine de devenir existence, effet de la logique actuelle de gestion du chômage, orientée, au même titre que celle de l’organisation du travail, vers la stimulation de la vitalité des individus, explique le fait que, contrairement aux idées reçues , le temps de privation d’emploi est celui d’une activité intense et d’un puissant désir d’activité. De nombreuses enquêtes de terrain révèlent le quotidien de chômeurs en recherche d’emploi, accablés par le poids des efforts, souvent ou longtemps vains, déployés pour trouver un nouvel emploi, menacés d’épuisement, sujets au burn-out.

Peut-on, dans ces conditions, dire que le chômage fait l’objet d’un choix, d’un désir ou d’une volonté ? Les chômeurs préféreraient-ils le pire au meilleur (le travail élevé en valeur – avec l’affaiblissement de la considération et de la rémunération de sa valeur) ? Faut-il détourner les chômeurs de cette tentation par le biais d’un Discours sur le chômage volontaire porté par une intention proche de celle qui a inspiré la composition du célèbre Discours de servitude volontaire (1574) d’Étienne de La Boétie, un cri de peur lancé face à ses contemporains face à leur incompréhensible renoncement à la liberté ?

Malgré le caractère hasardeux du lien entre malheur accordé (la perte volontaire d’une liberté) et malheur subi (le chômage) sur fond d’analogie insidieusement établie entre l’irrationalité du comportement des volontaires et celui des chômeurs, la communication gouvernementale tient ses promesses. un message terrible : le fait d’être privé d’emploi résulterait d’une incapacité à « libérer » – et toujours exigé – l’investissement total de son énergie au service de l’atteinte des objectifs de production. Cette incapacité décrétée devient à son tour un motif possible de sanction (licenciement) et risque d’être enfermé dans un sentiment d’impuissance qui s’accroît avec l’âge et est source d’humiliation. Comme son étymologie l’indique, il s’agit d’un abaissement au niveau de la terre, d’une forme de mise à mort qui ne peut à aucun moment être désirée ou jugée souhaitable par ceux qui y sont soumis.

Prétendre le contraire ne constitue-t-il pas une insulte à la dignité de ceux que l’on sait en situation de vulnérabilité, une injustice majeure commise à leur encontre ?

Le maintien de cette fiction n’est malheureusement guère l’apanage de la classe dirigeante de notre pays. C’est aussi le fait que beaucoup d’entre nous ne peuvent voir dans les chômeurs des travailleurs privés d’emploi, expulsés de leur environnement socio-économique, à l’existence fragile, au nom de nécessités étrangères à la finalité anthropologique du travail. humain, travail de configuration de la subjectivité, du monde et de l’histoire.

Co-auteur de Santé et travail, paroles de chômeurs, Érès, 2024.

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