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« Les catholiques pris entre le wokisme et l’islam identitaire »

La Croix : Pour certains intellectuels, la montée des extrêmes et notamment du Rassemblement national serait le produit d’une « insécurité culturelle », voire le produit d’un sentiment de « dépossession » chez certains Français. Comment définiriez-vous ces concepts ?

Jérôme Fourquet : Analystes et intellectuels ont forgé cette notion d’« insécurité culturelle » dans les années 2010 pour nommer un sentiment qui peut saisir certains individus lorsque leur environnement local et leur pays se transforment, qu’un certain nombre de règles, d’habitudes ou de pratiques non écrites disparaissent, tandis que d’autres les coutumes se développent, de sorte que certains citoyens ont le sentiment que, quelque part, ils ne sont plus vraiment chez eux.

C’est un sentiment très diffus qui s’ancre avant tout dans le quotidien. Cela peut être l’expérience de l’évolution de la composition démographique de leur territoire, ou l’incrustation du trafic de drogue dans de nombreuses petites villes françaises, sans que l’État ne parvienne à l’éradiquer. Cela peut aussi faire référence à l’évolution de l’offre commerciale, des bouchers typiquement traditionnels qui deviendront des bouchers halal, à l’ouverture des kebabs… Mais aussi à l’évolution des codes vestimentaires ou des règles non écrites dans l’espace public, par exemple les moyens qu’une femme peut moins facilement qu’avant ou ailleurs, s’habiller comme elle veut. Tous ces petits signes donnent à une partie de la population le sentiment que ses repères, ses références informelles s’estompent, se perturbent. Et tout cela crée psychologiquement un sentiment « d’insécurité culturelle ».

Dans quelle mesure cette insécurité culturelle alimente-t-elle le vote du Rassemblement national ?

JF : Quand on sait que le slogan scandé à chaque meeting du Rassemblement national (RN) est « Nous sommes chez nous », nous sommes en plein milieu de ce phénomène. « Nous sommes chez nous » signifie « Ici, c’est nous qui fixons les règles » – notamment les règles non écrites – et son corollaire : « C’est aux autres de s’adapter. » C’est pour ces électeurs une sorte de mantra que l’on oppose au sentiment de ne plus être chez soi.

Lors de nos enquêtes de terrain, ces Français nous parlent d’un certain nombre de sujets que nous qualifions, dans notre jargon d’enquêteurs, de « irritants ». Typiquement, l’un des « irritants » qui revient souvent, ce sont les troubles à l’ordre public lors des mariages traditionnels maghrébins, qui vont des feux d’artifice illégaux aux barrages routiers… Après ce genre d’événements, la phrase qui revient souvent chez ces Français que l’on interroge est : : « Non, mais où en sommes-nous ? »

Quelles sont selon vous les sources les plus puissantes de cette insécurité culturelle ?

JF : L’insécurité culturelle est étroitement liée au choc démographique et culturel résultant de l’immigration. Même si le parti de Marine Le Pen est arrivé en tête un peu partout lors des dernières élections européennes, quand on regarde la géographie du vote RN dans le temps, les fiefs du parti restent le Sud-Est, le périmètre de l’Île-de-France et le Nord-Est, c’est-à-dire les régions qui ont été les principaux centres d’immigration. Et à l’inverse, il y a tout un Ouest de la France qui a été beaucoup moins réceptif au RN, en partie parce qu’il n’a pas été confronté à cette insécurité culturelle.

Ces changements démographiques et culturels ne peuvent être réduits aux seuls effets produits par la dernière vague d’immigration récente. Ils sont le produit de flux migratoires anciens, notamment pour les populations venues du sud de la Méditerranée, qui ont débuté dans les années 1960. Toute une partie de cette population s’est installée en France, devenant française au fil de plusieurs générations. Cet ancrage est illustré par le nombre de naissances en France donnant lieu au choix d’un prénom arabo-musulman : cette statistique est passée de 1 % en 1960 à 21 % aujourd’hui. On note également l’émergence d’une pratique religieuse visible parmi les fidèles de l’Islam en France. Signe de cette affirmation religieuse plus affirmée, l’augmentation du port du voile chez les jeunes femmes musulmanes : 24 % en 2003 et 35 % en 2016.

Dans votre travail L’archipel françaisvous avez théorisé l’effondrement du « Matrice catholique du pays ». L’essoufflement du catholicisme contribue-t-il à l’insécurité culturelle d’une partie de la population ?

JF : On peut avoir, chez les catholiques, un sentiment plutôt d’insécurité anthropologique, alimenté par les évolutions des législations en matière sociétale comme l’ouverture de la procréation médicalement assistée aux couples lesbiens et aux femmes célibataires, la légalisation du mariage homosexuel, l’aide à mourir, peut-être demain celui de la maternité de substitution. Là aussi on peut entendre ces Français « Mais où en sommes-nous ? Mais où allons-nous ? « . Chez ces personnes aussi, il y a ce sentiment de ne plus reconnaître leur pays, ses valeurs, son modèle éthique. Mais cette forme d’insécurité ne touchera que certaines îles de l’archipel français qui, aujourd’hui, ne sont pas les plus nombreuses.

Le RN fait une percée dans l’électorat catholique qui lui était historiquement assez réfractaire. Comment l’expliquer ?

JF : Une partie de cette population catholique connaît probablement, avec un certain retard, une insécurité culturelle liée aux conséquences de l’immigration et à la montée de l’islamisme. Il y a eu des événements marquants comme l’égorgement du père Hamel en 2016, ou l’attentat contre la basilique de Nice en 2020. Les catholiques qui ont participé à la longue histoire de la bataille entre l’enseignement catholique et laïc voient bien que cette querelle semble totalement dépassée. face aux drames que furent les attentats contre les enseignants Samuel Paty et Dominique Bernard. Ils constatent que les tensions qui affectent l’école ont radicalement changé de registre.

Ce public catholique pratiquant peut aussi ressentir une forme d’insécurité anthropologique face aux changements sociétaux dont nous venons de parler, pris entre d’un côté un progressisme « éveillé » et, de l’autre, l’évolution démographique et l’affirmation d’un islam identitaire. dans l’espace public. En 2017, François Fillon parvient à les séduire en reprenant le concept de « droit à la continuité historique », à savoir le droit pour un peuple d’aspirer collectivement à perpétuer sa culture ainsi que les valeurs qui le constituent en tant que nation. Aujourd’hui, une partie de cet électorat se tourne vers le RN.

La dynamique du vote RN montre-t-elle que ces préoccupations culturelles et identitaires priment sur les questions sociales et économiques ?

JF : Nous ne devons pas penser de manière binaire. Pour beaucoup de ces électeurs, il ne s’agit pas d’opposition entre économie et société et identité et sécurité. Les deux se mélangent. Le RN combine les inquiétudes sur le pouvoir d’achat et le déclassement – ​​qui pourraient pousser à voter à gauche – avec l’insécurité physique et culturelle. C’est ce qui fait son succès dans les catégories populaires. Typiquement, une petite classe moyenne qui vote RN dira que l’école, ou le collège, du quartier n’est plus bien fréquenté, qu’il faut mettre les enfants dans le privé. Elle est à la fois sociale, avec le surcoût financier que cela représente, et identitaire. Elle devra payer un loyer élevé et une école privée, tout en pensant que dans son quartier les logements sociaux sont réservés principalement à des populations issues de l’immigration et qu’elle n’y a pas droit, car elle n’est pas tout à fait pauvre. C’est donc à la fois l’économie et l’identité qui sont étroitement liées.

Lors des dernières élections, le RN a fait une percée auprès des cadres et des citadins, plutôt « gagnants de la mondialisation », selon l’expression établie. Comment l’expliquer ?

JF : Chez les cadres, le RN est à 18 %, ce qui était certes inimaginable il y a vingt ans, mais chez les ouvriers et employés, il est à 45 %, la fracture de classe reste donc très marquée dans cet électorat. Pour expliquer cette progression chez les cadres, on peut penser que même s’ils se sentent personnellement protégés d’une forme de déclassement, ils la craignent. Cette appréhension est par exemple très forte parmi les classes moyennes aux confins des départements de Seine-et-Marne ou de l’Oise. Ils n’ont qu’une crainte quand on y va, c’est d’être, comme on dit, « rattrapé par la banlieue »tandis qu’ils s’endettaient pour acheter une maison dans des zones protégées de la délinquance et culturellement homogènes.

Le camp macroniste n’a pas voulu, lors de ses premières années au pouvoir, aborder ces questions, pour ne pas faire « le jeu du RN », selon l’expression établie. Il y a en effet quelques personnalités de son camp qui se sont prononcées sur le sujet, notamment l’ancien ministre de l’Intérieur Gérard Collomb qui, avertissant de la nécessité « Reconquête républicaine » dans les quartiers ghettoïsés, a déclaré craindre que la coexistence ne finisse par se transformer en  » face à face « . Mais fondamentalement ces thématiques ne sont pas dans l’ADN d’Emmanuel Macron. Le RN, de par sa préséance sur le sujet et le fait qu’il n’a jamais été au pouvoir, bénéficie d’une crédibilité sur la question.

L’ensemble de la population est-il concerné par ce sentiment d’insécurité culturelle ?

JF : Non, vous avez toute une partie de la population qui voit d’un bon œil l’immigration et l’évolution démographique, comme une source d’enrichissement. La France insoumise a fait du concept de « créolisation » – processus de métissage qui, à partir de plusieurs cultures, en crée une nouvelle – sa grille de lecture de la société française. Il y a toute une partie de la société pour qui, aujourd’hui, la véritable insécurité, c’est la montée du RN, qu’ils assimilent au fascisme.

Mais force est de constater que, sur ces questions d’insécurité culturelle, la dynamique est clairement du côté des inquiétudes soulevées par le bloc de droite, comme le montrent les sondages qui attestent que l’immigration est un sujet d’inquiétude pour les Français de tous bords. . Selon nos études, 53 % des Français adhèrent à la théorie du grand remplacement, à savoir la disparition d’une population blanche et chrétienne au profit d’une population africaine et musulmane. C’était déjà le cas de 49 % des électeurs d’Emmanuel Macron et même de 35 % des électeurs de Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidentielle de 2017.

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« Précarité culturelle », un concept entre social et identitaire

Deux intellectuels français ont contribué à forger la notion d’« insécurité culturelle ».

Au début des années 2000, le géographe Christophe Guilluy a théorisé le concept pour décrire « le ressenti des catégories populaires face à l’intensification des flux migratoires dans le nouveau contexte d’émergence d’une société multiculturelle ». Employé comme consultant auprès des bailleurs sociaux, Christophe Guilluy est amené à observer l’anxiété des résidents les plus âgés qui, bien que non confrontés à de grandes difficultés sécuritaires ou sociales, expriment une forme d’insécurité liée au passage de leur statut de « référent culturel » majoritaire. à celui d’une minorité qui ne pèse plus sur le quartier.

En 2015, Laurent Bouvet, professeur de sciences politiques décédé en 2021, reprenait le concept mais lui donnait une couleur plus sociale, affirmant que l’insécurité culturelle touche bien au-delà des « petits blancs déclassifiés » et peut s’étendre aux perdants. comme les gagnants de la mondialisation, dans la mesure où cela témoigne d’une peur commune du déclassement et de la dépossession.

William Dupuy

Independent political analyst working in this field for 14 years, I analyze political events from a different angle.

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