« Les années passent et toujours pas de papa »
J’avais cinq ans à la Libération. Mes souvenirs sont peu nombreux, mais forts. J’étais trop jeune pour tout percevoir. C’est en lisant l’abondante correspondance échangée et conservée que je peux aujourd’hui traduire ces impressions. Habitant dans la Marne, à proximité d’une zone de combat de la Première Guerre mondiale, je suis sensible à ces événements douloureux. J’ai essayé de restituer l’état d’esprit qui régnait pendant ces années de guerre en hommage à mes parents et à toute la France de l’époque. J’admire beaucoup leur courage et leur foi en Dieu et en l’avenir. Puissions-nous, quatre-vingts ans après, retrouver ce même état d’esprit.
« Papa est fait prisonnier dans les Vosges »
L’année 1939 vit le mariage de mes parents : un jour de joie déjà mêlé d’inquiétude pour ces deux familles d’agriculteurs qui unissaient leurs enfants. Le couple s’installa sur une propriété familiale avec un petit troupeau de vaches laitières. Le travail fut intense, les projets aussi. Ils étaient loin d’imaginer toutes les souffrances qui les attendaient.
1euh Septembre 1939, la guerre est déclarée, la mobilisation, et papa part servir la France. Maman, à peine âgée de 20 ans, doit apprendre le métier : travailler dans les champs, garder le troupeau. Heureusement, ses parents ne sont qu’à quelques kilomètres. Mon grand-père vient en vélo donner des conseils et aider aux travaux.
Mars 1940, je suis née. Un jour de joie malgré le contexte. Papa a l’autorisation d’embrasser sa fille. La visite est courte, service militaire oblige. Peu après, papa est fait prisonnier dans les Vosges. Il part en captivité en Allemagne.
« Il essaie à nouveau de s’échapper »
Au début, Papa travaille dans une ferme, d’où il tente de s’échapper. Il travaille ensuite dans une usine de meubles en Westphalie. Il tente à nouveau de s’échapper, fait une partie du voyage et est ensuite capturé. Il est emprisonné pendant deux semaines. Il profite de ce séjour pour écrire un joli poème à sa petite femme.
Pourquoi suis-je entre ces quatre murs ?
Pourquoi alors cette punition si sévère ?
Ma faute ? Je voulais, mes chéris, vous revoir,
N’ayant qu’une seule pensée, un beau soir
Je te surprends, je t’entends dans la nuit
Une voix très aimée disant que c’est lui,
Puis pleurer et rire dans une étreinte passionnée
De retrouver dans mes bras, ma tendre bien-aimée.
Il retourna à la fabrique de meubles et utilisa tout son temps libre pour réaliser plusieurs tableaux de marqueterie avec les différentes essences de bois dont il disposait. Ces tableaux ornent aujourd’hui les murs des maisons de mes frères et sœurs. Il m’avait confectionné une trousse marquée de mes initiales. Je l’ai gardée.
« Le courrier est le seul moyen de communiquer »
Mai 1940, en France, c’est l’évacuation pour beaucoup de gens. Maman doit partir, abandonner sa maison et son bétail. Je n’ose imaginer l’angoisse de Maman avec un bébé de deux mois dans les bras, abandonnant là-bas toutes ses activités. Elle se rend en Haute-Marne, heureusement en voiture avec sa belle-sœur. Ce voyage se fait sous les bombardements, avec la peur du lendemain, la vie précaire. Finalement, c’est le retour et la réinstallation à la ferme, un fardeau très lourd sur les épaules d’une jeune femme de 20 ans, devenue mère, agricultrice, avec si peu de nouvelles de son mari exilé en Allemagne. Maman se fait aider par un ouvrier. Il fait du bon travail mais son caractère est problématique.
Le courrier est le seul moyen de communication. Maman donne des nouvelles de sa fille et de son travail. De temps en temps, elle attache un paquet avec des friandises, de la confiture, des vêtements chauds. Le colis n’arrive pas toujours à son destinataire. Papa retrace soigneusement les petits moments forts de sa vie de prisonnier. Il s’inquiète pour sa jeune épouse débordée de travail, pour l’épanouissement de sa fille et lui témoigne toute l’affection qu’il leur porte. Il lui conseille souvent de ne pas se négliger. « Achète-toi une robe, va chez le coiffeur. Je veux te revoir bientôt, très jolie. » De temps en temps, ils échangent des photos.
C’est ainsi que maman me parle de papa. Chaque soir, nous prions avec lui. Cette vie d’incertitude dure cinq ans.
« Papa est avec nous, je n’ai plus peur »
Les soldats allemands ont envahi le territoire. Les chefs sont logés dans deux pièces de la maison. Les simples soldats se contentent des bâtiments de la ferme. Périodiquement, il y a des réquisitions pour nourrir les soldats. Il faut de la nourriture, les paysans doivent fournir du porc, de la volaille ou un cheval à l’armée. C’est la grande crainte de maman : que vont-ils prendre ?
Les années passent, un Noël, deux Noëls, et toujours pas de papa. Maman assume tant bien que mal son rôle d’agricultrice et de jardinière. Je grandis. Papa, qui m’imagine bientôt retourner à l’école, lui dit : « Achète un vélo à ta fille. » Nous habitons un hameau à un kilomètre du village. Le vélo est la seule solution. J’y vais la première année, accompagnée d’une voisine un peu plus âgée.
Enfin, le 8 mai arrive et la fin des hostilités. Les Allemands repartent. Au bout d’un moment, papa rentre à la maison. J’ai en tête une image très nette de l’événement et du lieu. J’ai cinq ans, la journée est belle. Un homme arrive devant la maison, s’approche de maman, la prend dans ses bras. Pour moi, c’est l’inquiétude : qui est cet homme ? Vient-il chercher ma maman ? Il a beau me caresser, essayer de m’embrasser, me parler gentiment, rien ne semble me remonter le moral. Je suis inquiète et boudeuse. Vers le soir pourtant, mes appréhensions s’estompent, j’accepte de monter sur ses genoux. Papa est avec nous, je n’ai plus peur. Pour moi, c’est le seul vrai souvenir de la libération de la France – mais c’était un changement.
Quelques mois plus tard, une vierge nommée Boulogne sillonnait les routes de France en guise d’action de grâce. Le convoi passait à 100 mètres de la maison, à l’intersection de la route du Hameau avec la départementale. Avec d’autres personnes, Maman y construisit un dépôt. Ce remerciement lui tenait à cœur.