« Les Années de pèlerinage de Liszt portent l’idéal d’une intimité universelle »
La Croix : Comment présenteriez-vous ces Années de pèlerinage de Franz Liszt, vous qui les avez joués plusieurs fois et en proposez à nouveau la version complète, lors d’un concert au Théâtre des Champs-Élysées, lundi 9 décembre ?
Roger Muraro : Près de trois heures de musique, c’est un défi de concentration mais, plus encore, une immersion passionnante dans toute la vie de son auteur. Liszt a écrit ceci Années entre ses 25 ans et ses vieux jours : ils témoignent ainsi de toute une existence d’émotions, de sensations et de sentiments contrastés : doute, joie, méditation, passion… Le terme de pèlerinage est bien adapté, avec ses stations successives comme autant d’humeurs. en réaction à ce que le compositeur reçoit du monde qui l’entoure. Mais aussi les ouvrages qu’il lit – Dante, Pétrarque… – et bien sûr ses amours avec Marie d’Agoult puis Carolyne de Sayn-Wittgenstein.
N’étant plus moi-même un jeune et ayant « la bouteille » comme on dit, je prends conscience de ce temps qui passe et l’œuvre me ramène aux émotions, joies ou douleurs que j’ai pu traverser…
Mais est-ce un travail qu’on peut aborder jeune ou faut-il de l’expérience ?
RM : J’ai eu deux professeurs, Éliane Richepin et Yvonne Loriod (également épouse d’Olivier Messiaen dont Roger Muraro interprète régulièrement la musique, NDLR), et toutes deux préconisaient qu’on aborde le grand répertoire dès le plus jeune âge. Je partage cette vision : au début, on se débrouille avec les moyens du bord, on sait ne pas livrer une interprétation techniquement et musicalement aboutie. Mais ça vaut le coup pour la fraîcheur et la sincérité du moment. Comme une œuvre lue à 20 ans et que, des années plus tard, on relit, découvrant de nouvelles dimensions et richesses.
Ces Années sont composés de trois livres. Comment qualifier chacun d’eux ?
RM : Là Première annéetitré suissese nourrit de l’amour entre Liszt et Marie d’Agoult mais aussi des paysages et des impressions sonores qui les entourent. La fibre romantique prévaut à travers la question de l’homme face à la nature, dans la nature. Quant à la passion, elle prend une forme quasi-érotique dans le dernier morceau, nocturne évoquant Les cloches de Genève.
Là Deuxième année, Italieexprime toute la poésie, la flamboyance mais aussi le drame de cette terre que Liszt aimait tant. Les amours avec Marie d’Agoult déclinent mais pas l’attachement aux arts que cette femme très cultivée transmet à son amant. Liszt en tire une œuvre qui n’est ni pittoresque ni anecdotique : il ne décrit pas mais met en musique les mouvements de son cœur et de son âme après avoir lu Dante ou visité les plus beaux sites italiens.
Quant au troisième et dernier, une dizaine d’années se sont écoulées depuis le précédent et son audace harmonique et pianistique s’avère étonnante. C’est désormais un Liszt converti à la vie religieuse, habité par une grande foi traversée cependant par le doute et l’idée de la mort. Comme en témoigne le Marche funèbreavant-dernière partie du livre. Et puis, tout à coup, voici la poésie lumineuse de Jeux d’eau de la Villa d’Este qui éclabousse le clavier de leur clarté.
Quel rôle joue le public lorsque vous faites un tel voyage, près de trois heures seul au piano ?
RM : Un rôle majeur… mais que j’ai du mal à décrire. D’autant que chaque concert propose une expérience différente. Ce qui est sûr, c’est que le public me renvoie un peu de ma propre écoute. Bien sûr, je le guide puisque je suis responsable de l’interprétation, mais il y a une vraie collaboration. Un concert est une aventure à trois : le compositeur, l’auditeur et l’artiste à eux deux.
Le caractère très intérieur de Années de pèlerinagemalgré des pièces incroyablement explosives et virtuoses, appelle à une proximité entre le public et la musique. Il porte l’idéal d’intimité universelle.