l’église Saint-Sauveur-in-Chora transformée en mosquée, un « nouvel emblème de l’Islam politique »

La Croix : Quatre ans après la reconversion de l’ancienne Sainte-Sophie, c’est au tour de Saint-Sauveur-in-Chora, deuxième église byzantine emblématique d’Istanbul, de rouvrir ses portes en mosquée. A travers cette décision, que vise le président Erdogan ?

Dorothée Schmid : Symboliquement, c’est déjà une manière de cibler l’héritage chrétien, alors que la Turquie – pays à 99 % musulman – encadre aujourd’hui très étroitement les droits des minorités religieuses. Saint-Sauveur-in-Chora est une petite église byzantine, principalement connue pour ses très belles fresques (de la Résurrection, et autres récits bibliques, etc.). Ce patrimoine religieux a probablement dû être recouvert de bâches, alors que le lieu de culte vient de rouvrir ses portes en tant que mosquée après quatre ans de travaux.

Comme sa « grande sœur » beaucoup plus touristique, Sainte-Sophie en 1934, Saint-Sauveur fut également transformée en musée en 1948, dans la foulée de la présidence d’Atatürk (1881-1938). On voit ainsi la volonté d’Erdogan de s’en prendre à la laïcité et à l’héritage kémaliste du pays. Mais au-delà de cela, cette décision s’inscrit avant tout dans un projet national visant à redéfinir l’identité de la Turquie en tant que pays musulman, où la culture sociale est de pratiquer l’islam.

Qu’est-ce qui intéresse encore Erdogan ? Courtiser un peu plus sa base électorale ?

DS : C’est, pour lui, une manière de laisser son empreinte à Istanbul, ville dont il a été maire. (entre 1994 et 1998, NDLR), et de réaffirmer qu’il peut continuer à y faire ce qu’il veut. Symboliquement, l’ancienne Constantinople était également la capitale de l’Empire ottoman, au lendemain de la chute de l’Empire byzantin en 1453 qui entraîna la reconversion de nombreuses églises en mosquées. Nous nous plaçons donc ici dans un récit historique d’occupation du territoire de l’ensemble de l’Anatolie.

Alors qu’Istanbul est aux mains du principal parti d’opposition, Saint-Sauveur se situe finalement dans un quartier resté aux mains de l’AKP. (Parti islamo-conservateur au pouvoir, NDLR) à la suite des dernières élections municipales fin mars, au cours desquelles il a été suivi de près par l’opposition kémaliste. C’est donc pour lui une manière de leur infliger un nouveau revers – et de réaffirmer avec force les racines de l’islam politique dans le pays.

Au-delà de ces deux églises très médiatisées, de telles conversions de bâtiments sont-elles courantes en Turquie ?

DS : Il faut déjà rappeler qu’il existe très peu d’églises ouvertes au culte – ou seulement de manière sporadique – en Turquie. Sainte-Sophie et Saint-Sauveur étaient, comme nous l’avons dit, devenus des musées. Cette bataille de réappropriation s’est ainsi concentrée sur un héritage chrétien déjà « neutralisé ». Non sans une certaine mauvaise foi, le gouvernement a également cherché à faire valoir qu’ils pouvaient être considérés comme un héritage musulman turc, dans la mesure où ils avaient déjà été transformés en mosquées après la chute de Constantinople (2). Cette volonté d’occupation du territoire se traduit également par la construction de lieux de culte, comme la très emblématique mosquée Çamlica achevée en 2019 sur la rive asiatique d’Istanbul.

Est-ce une revendication récurrente dans les milieux islamistes ?

DS : Des associations islamistes radicales cherchent en effet à pousser Erdogan dans ce sens, et le chef de l’Etat se retrouve submergé à sa droite par des militants islamistes plus islamistes que lui. Lors des dernières élections municipales, le parti islamiste turc Yeniden Refah a obtenu près de 6 % des voix au niveau national. Le président turc est aujourd’hui affaibli ; il a cherché à compenser la perte d’une partie de son électorat centriste en tendant la main aux ultranationalistes – mais ces derniers estiment qu’il n’est pas assez fort, et ne va pas assez loin.

Mais ce qui me semble intéressant, au contraire, c’est que les sondages montrent effectivement une tendance à la baisse de la pratique musulmane en Turquie, c’est-à-dire un léger mouvement vers la laïcisation du pays. Mais les musulmans pratiquants les plus « laïcs » cherchent-ils à se mobiliser dans ce combat de réappropriation de symboles chrétiens comme Saint-Sauveur ? Non, car il craint les répercussions diplomatiques que cela pourrait engendrer.

Comment cette décision est-elle perçue à l’international ?

DS : L’indignation n’est pas aussi forte que celle soulevée au moment de la transformation de Sainte-Sophie. La Grèce a tenté d’amener Erdogan à revenir sur cette décision, mais sans succès – même si les deux pays avaient de nombreuses autres préoccupations sur la table des négociations. Les pays occidentaux semblent croire que les enjeux ne valent pas la peine d’affaiblir leurs relations bilatérales avec Ankara. Mais je pense que la mobilisation des milieux culturels – et en particulier de l’UNESCO – peut jouer un rôle important pour tenter de protéger ce patrimoine menacé.