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Le tourisme spatial est « en grande difficulté économique »

Sylvain Chiron, chef d’entreprise savoyard de 52 ans, est devenu dimanche 19 mai le premier Français à réaliser une «  vol touristique » dans l’espace. Une dizaine de minutes au-dessus de la ligne Karman (définie arbitrairement comme la limite entre la Terre et l’espace, à 100 km d’altitude), à ​​bord de la petite fusée Nouveau Shepardde la société spatiale Blue Origin, fondée par le multimilliardaire américain Jeff Bezos.

L’expérience largement médiatisée remet en question le but et la relation avec l’écologie des activités spatiales. Cela fait également partie d’un récit prométhéen de conquête insatiable, au service de l’imagination technocapitaliste d’une croissance infinie. C’est ce que pense Arnaud Saint-Martin, sociologue spécialiste de l’astronautique et chercheur à l’Institut CNRSet co-auteur avec Irénée Régnauld deUne histoire de la conquête spatiale (La Fabrique, 2024).


Reporterre – Comment analysez-vous l’engouement médiatique déclenché par l’histoire du premier touriste spatial français ?

Arnaud Saint-Martin – Le cadrage médiatique était très prévisible. Très peu critique, avec un redéploiement de tous les clichés et stéréotypes actuels autour de l’espace : l’idée que l’espace devient accessible à tous, accompagnée de la présentation de l’heureux élu, son récit de tous les moments attendus comme la très forte accélération, leeffet de vue d’ensemble («  l’effet de surplomb »le choc ressenti par de nombreux astronautes lorsqu’ils observent la Terre depuis l’espace).

Cette façon de se montrer, de s’afficher en conférence de presse dès qu’on est retombé sur terre, fait partie du modèle d’affaires de ces sociétés. Ils promettent une exposition médiatique aux clients, tout autant qu’une expérience en apesanteur. Ils ont droit à leur quart d’heure warholien et deviennent au passage les ambassadeurs bénévoles d’une marque.

Cette idée d’une démocratisation continue de l’accès à l’espace ne vous paraît pas réaliste ?

Lorsque Jeff Bezos a effectué son vol spatial en 2021, il avait déjà promis une augmentation des vols touristiques. Sylvain Chiron nous parle encore aujourd’hui de «  révolution spatiale » en cours. Ce sont des promesses que nous recyclons sans cesse depuis vingt ans, mais en réalité, elles ont du mal à accélérer le rythme de ces vols suborbitaux.

Virgin Galactic, concurrent de Blue Origin, est en sérieuse difficulté économique. Le cours de son action a grimpé à environ 60 dollars peu de temps après son lancement. (en 2019), avant de chuter aujourd’hui à 1 dollar. Il a perdu beaucoup d’argent et a du mal à rentabiliser les quelques vols organisés depuis le coûteux Spaceport America au Nouveau-Mexique.


Jeff Bezos s’implique particulièrement dans la course à l’espace avec son projet Blue Origin.
Flickr / CC PARNCND 2.0 Acte / NASA Kennedy

Concernant Blue Origin, la société n’étant pas cotée en bourse, nous ne disposons pas des chiffres. La direction est très floue sur le sujet. On ne sait pas quel est le prix du billet payé par Sylvain Chiron, mais il reste forcément extrêmement cher. Même au sein du secteur, les avis sont très partagés sur la rentabilité potentielle du tourisme spatial. C’est un domaine qui nécessite de mobiliser beaucoup de capitaux et de déployer des technologies et des infrastructures très coûteuses.

Certains acteurs, au départ enthousiastes, ont changé de ton. D’autres y croient encore. Cela reste en tout cas un marché ultra-niche et clairement pas le secteur spatial où il y a le plus d’argent à gagner, comparé par exemple aux projets spatiaux. «  mégaconstellations » de satellites.

Pourquoi ces acteurs privés consacrent-ils tant d’efforts à une activité aussi peu rentable ? ? S’agit-il de renforcer le récit technocapitaliste de l’espace présenté comme «  nouvelle frontière » et tenter de contourner les critiques sur la non-durabilité du productivisme en promettant une croissance infinie dans le cosmos ?

Jeff Bezos est assez malin, contrairement à Elon Musk, pour ne pas promettre un «  planète B » et ne s’oppose pas directement aux préoccupations écologiques. Son entreprise ne s’appelle pas Blue Origin pour rien : dans son discours il prône la sauvegarde de la Terre grâce à l’exploitation des ressources d’astéroïdes, la construction de stations spatiales géantes de type cylindre O’Neill, qui soulageraient la planète et la préserveraient.

«  Jeff Bezos est hanté par la question spatiale »

Mais cela reste évidemment un moyen d’éviter de remettre en cause le modèle de croissance. Nous connaissons le modèle économique de plateforme d’Amazon et son exploitation intensive du travail. Jeff Bezos a lui-même fait le lien entre ses deux sociétés. Après son vol, il a particulièrement tenu à remercier tous les salariés d’Amazon, qui ont contribué au succès de Blue Origin. Il se présente comme un capitaliste philanthropique, sauvant l’humanité de la crise écologique grâce à ses entreprises, tout en voyageant à bord de son super yacht. Ce n’est pas une contradiction dans les termes.

En décembre 2023, Jeff Bezos expliquait sa vision d’un «  mille milliards d’êtres humains vivant dans le système solaire »exploitant «  toutes les ressources » pour faire de la Terre un joli jardin de villégiature restauré. Dans quelle mesure les tenants de cet astrocapitalisme démiurgique croient-ils à leur propre discours ? ?

Ce n’est pas seulement du marketing pour Jeff Bezos. Il a créé Blue Origin en 2000, c’est une vraie passion, il est hanté par la question de l’espace et il y croit. Au-delà de son cas, il y a une forme de sincérité chez de nombreux passionnés de l’espace, qui vous diront face à face que l’exploration spatiale permettra de résoudre la crise écologique, en exploitant les ressources, en construisant des centrales solaires en orbite… Une forme de techno-solutionnisme, acceptée comme une évidence, habite une bonne partie de la communauté.

«  L’espace mobilise des croyances et des affects forts »

Une autre partie de ces professionnels, en revanche, assume un cynisme total, sait parfaitement que les promesses de colonisation de l’espace sont irréalistes et utilise ces histoires comme revêtement astroculturel pour justifier les affaires de leurs entreprises et embarquer le public. Il y a aussi des gens qui reviennent tard dans leur vie sur ces mythes, notamment les retraités de l’industrie aérospatiale qui prennent du recul et se demandent s’ils n’auraient pas pu faire les choses différemment. Mieux vaut tard que jamais…


Chaque lancement de fusée émet 200 à 300 tonnes de CO2.
Origine bleue

Dans quelle mesure l’opinion publique adhère-t-elle à cet imaginaire spatial ? ?

C’est difficile à estimer, mais une fracture existe aujourd’hui sur ces sujets. A côté de l’enchantement acritique et enthousiaste de certains médias pour ce tourisme spatial, de plus en plus de voix pointent les enjeux environnementaux, les coûts écologiques disproportionnés de ces lancements de fusées et la superficialité d’un loisir qui consiste à passer dix minutes dans l’espace à un rythme l’heure où l’urgence écologique devrait imposer la sobriété à tous. Antonio Guterres, le secrétaire général deONUlui-même fustigeait en 2021 l’obscénité de ces milliardaires qui s’envoient en l’air à l’heure où l’humanité toute entière traverse de multiples crises.

Le tourisme spatial est un point de tension idéologique, qui remet implicitement en question la pertinence même des vols habités. Les choses semblent de plus en plus divisées et provoquent parfois des réactions très vives, l’espace mobilisant chez certains des croyances et des affects forts.

Ray Richard

Head of technical department in some websites, I have been in the field of electronic journalism for 12 years and I am interested in travel, trips and discovering the world of technology.
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