Le théâtre russe s’adapte mais ne baisse pas les bras face au gouvernement répressif
La Russie menace le spectacle vivant. De nombreux artistes sont emprisonnés ou quittent le pays. Les chambres ferment mais les intermittents refusent de baisser le rideau.
Artistes emprisonnés, spectacles annulés, auteurs dénoncés : face à la répression et au retour des valeurs conservatrices, le théâtre russe, qui restait un espace de relative liberté avant le conflit ukrainien, tente de survivre sans vendre son âme. Le procès en cours de la réalisatrice Evgenia Berkovitch et de sa dramaturge Svetlana Petreïtchouk, créatrices de pièces acclamées par la critique jusqu’à leur arrestation en mai 2023, incarne ces menaces.
Ils risquent sept ans de prison pour « justification du terrorisme ». L’enjeu est le spectacle de 2020 montrant des Russes épousant en ligne des combattants du groupe État islamique et les rejoignant en Syrie. Cette pièce est cependant plutôt perçue comme une dénonciation de « terrorisme »à tel point que pour ceux qui la défendent, l’opposition d’Evgenia Berkovitch au conflit ukrainien est la véritable cause de ses déboires.
Pour la critique Irina Kouzmina, cette affaire vise à « servir d’exemple » et donc un avertissement aux artistes car c’est le « première fois » qu’une œuvre artistique est le motif officiel de l’incarcération des artistes. En deux ans, au moins une trentaine de réalisateurs, parmi lesquels des célébrités comme Dmitri Krymov et Kirill Serebrennikov, ont quitté la Russie ou ont été licenciés et, au moins, une soixantaine de spectacles ont été annulés, selon le magazine spécialisé en ligne Teatr (sa version papier a été interdite ). Kirill Serebrennikov a manifesté lors du Festival de Cannes en soutien à ses deux compatriotes actuellement jugés.
Pour continuer à fonctionner, les théâtres se réfugient dans les classiques. Mais même ceux-ci peuvent faire l’objet de dénonciations de la part des défenseurs des valeurs nationalistes et conservatrices. Un spectateur a porté plainte contre le Théâtre Alexandrinsky de Saint-Pétersbourg, l’accusant de «Russophobie» pour quelques lignes de la version originale incluses dans sa pièce, Le corbeaude l’auteur italien Carlo Gozzi (XVIIIe siècle), a déclaré à l’AFP un autre critique de théâtre, sous couvert d’anonymat. Le même théâtre a dû, en mai 2023, annuler une adaptation de Cyrano de Bergeracaccusé de « discréditer l’armée » Russe.
Une arme idéologique
Dans un pays qui compte près d’un millier de salles de spectacle que près d’un Russe sur quatre déclare fréquenter régulièrement, selon une enquête réalisée en février par l’institut VTsIOM, le théâtre constitue une arme idéologique non négligeable.
Six mois après l’arrestation d’Evgenia Berkovitch et de Svetlana Petreïchuk, la directrice du festival Le masque d’or, qui les avait récompensés, a été remplacé par un proche du Kremlin, Vladimir Machkov. La façade de son théâtre moscovite, Tabakerka, arbore un immense « Z », symbole de soutien à l’armée russe en Ukraine. Signe de la révolution culturelle conservatrice en cours, il devient en décembre 2023 président de l’organisation des professionnels du théâtre en Russie. Et vendredi, la mairie de Moscou lui a confié la direction d’une autre scène renommée, le Sovremennik, symbole du dégel post-stalinien des années 1960.
Jusqu’à présent, la grande majorité des cinémas russes ont soigneusement évité d’afficher publiquement leur soutien à l’assaut militaire contre l’Ukraine. Certains militent pour un théâtre toujours plus engagé dans la ligne officielle. Oleg Roi est venu dans la capitale russe Les ombres du Donbass, une pièce racontant, avec explosions et effusions de sang, l’histoire de trois Russes sur le front ukrainien. L’auditoire « il faut comprendre que c’est grâce à nos soldats qu’ils peuvent mener une vie paisible ici »a-t-il déclaré à l’AFP, après une récente représentation devant quelque 300 personnes, dont beaucoup de retraités et de cadets militaires invités.
Pour cet auteur, qui déplore qu’il y ait eu moins d’une dizaine d’œuvres consacrées au conflit dans toute la Russie, arrêtant les artistes opposés au « opération militaire spéciale » en Ukraine est « bon et juste ». « En temps de guerre, il faut choisir son camp : soit on est avec son pays, soit on est contre »il décide.
Changement de ton au théâtre Prostranstvo Vnutri (Espace intérieur), limité à 85 places, où Evguénia Berkovitch a mis en scène la pièce qui lui a valu la prison. « Les gens viennent ici pour se cacher et réfléchir (…). C’est une sorte de thérapie. », explique à l’AFP le réalisateur Anton Fiodorov, bichonné par les critiques. Jusqu’à présent, son travail n’a pas été trop affecté, admet-il. « Pour moi, le monde a toujours été un cauchemar »continue-t-il avec un sourire triste. « Mon seul censeur, c’est moi-même », confie-t-il. Face aux dénonciations, il avoue cependant parler plus prudemment avec ses acteurs. « Je dois coexister avec des gens qui pensent différemment. Ça a toujours été comme ça mais c’est encore plus fort en ce moment ».
Sa dernière pièce, une adaptation de Madame Bovaryest une métaphore du besoin récurrent des Russes de« échapper à la vraie vie ». « Métaphores, euphémismes et retour aux classiques sont une bouffée d’air frais pour les spectateurs comme pour les artistes »résume la critique Irina Kouzmina.