Le splendide isolement de l'empereur japonais Taishō Tennō, isolé derrière plusieurs rangées de murs
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Le splendide isolement de l’empereur japonais Taishō Tennō, isolé derrière plusieurs rangées de murs

Le splendide isolement de l’empereur japonais Taishō Tennō, isolé derrière plusieurs rangées de murs


Chaque année, vers l’an 1000, l’empereur effectuait un pèlerinage aux sanctuaires de Kamo, deux temples shintoïstes qui se dressaient au nord de l’actuelle Kyoto. Le trajet n’était pas long : à quelques kilomètres de son palais, à bord d’un carrosse tiré par des bœufs. Mais il suffisait à occuper l’administration du palais impérial pendant des mois. Les détails de cet intense travail préparatoire sont connus grâce aux « notes quotidiennes » d’un haut dignitaire de l’époque, Fujiwara no Sanesuke. Il fallait fixer la date exacte, organiser les célébrations préliminaires, préparer le carrosse, réparer le sanctuaire et nettoyer les routes, nommer les hommes chargés de l’escorte, des danses, de la musique, les répéter, confectionner leurs costumes… Tout cela avec beaucoup de concertation et de recherches sur les précédents, pour un voyage qui ne durerait finalement que quelques heures. Autant dire qu’à ce rythme-là, l’empereur et son entourage ne voient presque jamais le monde extérieur.

Kyoto, la ville où le passé rencontre le présent

La ville de Heian-kyō n’existe que par et pour la cour impériale.

L’anecdote en dit long sur L’isolement splendide dans lequel vécut la cour impériale du Japon durant la période Heian, qui s’étendit de 794 à 1185 après J.-C. Cette période est considérée comme fondatrice de l’histoire japonaise, lorsque l’archipel commença à développer sa propre culture, détachée des influences chinoises qui l’avaient irrigué jusque-là. Mais cet épanouissement fut loin d’être généralisé : il eut lieu au sein d’un microcosme de quelques milliers d’aristocrates évoluant en milieu clos autour de l’empereur, dans son palais de la ville de Heian-kyō, l’actuelle Kyoto, loin de la rude existence du petit peuple rural.

Cette classe privilégiée mène un quotidien à la fois très codifié et un peu morne, mais où règne un raffinement et une sensibilité extrêmes, qui donneront lieu à des œuvres emblématiques, comme le roman de Le Conte de Genjisommet de la littérature mondiale, ou de la peinture Yamato-eavec leurs scènes intérieures représentées d’en haut, sans le toit. A l’époque, le théâtre de cette salle fermée avait toutes les caractéristiques d’un camp retranché.

Construite à la fin du VIIIe siècle au pied de collines boisées, la cité de Heian-kyō n’existe que par et pour la cour impériale. Le palais, un peu au nord du centre, se compose d’une enceinte rectangulaire d’un grand kilomètre carré, enfermant un ensemble de bâtiments officiels, résidences des nobles, et d’une seconde enceinte de 218 mètres sur 176, le palais intérieur ou Dairioù réside l’empereur. Après avoir franchi sa porte principale, on arrive d’abord dans une vaste cour dominée par la Shishinden (la salle du trône), pavillon de bois surmonté d’un lourd toit brun en écorce de cyprès, dont l’entrée est encadrée par un cerisier et un oranger. Tout autour, quelques dizaines d’autres pavillons plus petits, reliés par des allées couvertes, abritent des salles de réunion, des espaces de réception, des logements pour les épouses…

La vie des nobles est grandement influencée par leur « rang »

LE Seiryôden (« Pavillon de la Pureté et de la Fraîcheur »), flanqué d’un jardin de bambous, servait de résidence officielle à l’empereur. A l’intérieur, les bâtiments ressemblaient à des halls aux teintes brunes, plongés dans la semi-obscurité et exposés en hiver au froid de la plaine de Kyoto – il fallait alors se réchauffer en portant plusieurs couches de vêtements et en allumant des braseros, sources d’incendies à répétition. En guise de cloisons, on utilisait des panneaux et paravents amovibles en bois, décorés de peintures qui apportaient un peu de couleur à cet ensemble austère. Le mobilier, bien qu’élégant, était tout aussi spartiate : coffres, tables, étagères, nattes, sièges ronds en fibres végétales… L’empereur, lui, passait la plupart de son temps à l’abri de son baldaquinune plate-forme en bois entourée de rideaux.

Dans cette bulle coupée du monde, la vie des nobles est grandement influencée par leur « rang ». Ces catégories sont au nombre d’une dizaine, qui dépendent principalement de la naissance et des alliances, et qui déterminent une foule de détails quotidiens. Au début de la journée de travail, qui court de 4 heures du matin à midi, par exemple, on peut deviner le rang de chaque courtisan à la couleur de son habit. S’il est marron avec des reflets noirâtres, alors il appartient à l’un des quatre premiers rangs – ceux des plus hauts dignitaires. S’il est rouge clair, on a plutôt affaire à un noble du cinquième rang. Et s’il est vert, alors le personnage est du sixième rang, c’est-à-dire plutôt subordonné… Le rang définit aussi la taille de la résidence à laquelle on peut prétendre, le nombre de domestiques, le type de carrosse, les rentes que l’on peut obtenir des domaines agricoles disséminés dans l’archipel… et même le nombre de plis de l’éventail, de 25 pour les trois premiers rangs à 12 pour les rangs inférieurs.

Les plus hauts rangs, répartis entre une vingtaine de grandes familles, sont aussi ceux qui ont accès aux postes clés du gouvernement impérial – car les nobles font ici aussi office de fonctionnaires. Leur travail consiste toutefois moins à assurer la bonne marche du pays qu’à celle de la cour elle-même. L’empereur japonais, le tennō, est un personnage sacré, dont le rôle d’intermédiaire avec les divinités shintoïstes et les bouddhas est d’organiser. La vie quotidienne au palais est ainsi rythmée par de multiples rites et cérémonies, qui monopolisent tous les efforts de sa bureaucratie.

Les courtisans cultivent l’essentiel : le raffinement et l’esthétique

« En cas de malheur ou de danger, les discussions (…) ne portaient pas sur les mesures concrètes à prendre mais sur le choix des rites les plus efficaces », explique l’historienne Francine Hérail dans La Cour du Japon à l’époque Heian. (éd. Hachette, 1995). Au fil du temps, les célébrations sont devenues« Les enues (…) le devoir le plus important de la cour, auquel les fonctionnaires consacraient plus de temps qu’à tout autre objet. » Le pouvoir réel n’appartenait en aucun cas à Sa Majesté : pendant la majeure partie de l’époque Heian, il était détenu par le clan le plus puissant de la cour, celui des Fujiwara, qui pendant deux siècles marièrent leurs filles à des empereurs successifs, parfois encore mineurs.

Au palais Heian-kyō, les courtisans ne se tuaient pas au travail. Cela leur laissait beaucoup de temps libre pour se divertir, et cultiver ce qui était ici essentiel : le raffinement, l’esthétique, le bon goût. Cela passait, tout d’abord, par l’apparence physique, selon les standards de l’époque : costumes élaborés empilés de couches de tissus, visages rebondis poudrés de blanc, sourcils épilés puis repeints, boucs pointus pour les hommes, cheveux très longs et petites bouches rouges pour les femmes… Les dents blanches étant jugées disgracieuses, il convenait de les teindre en noir, en utilisant un mélange peu appétissant de vinaigre et de limaille de fer. Et comme les bains étaient rares, les courtisans Heian étaient passionnés par les parfums, qu’ils concoctaient parfois eux-mêmes. Les activités sociales, notamment artistiques, permettent aussi de montrer son talent et sa délicatesse à tous. Musique, danses bugaku avec une chorégraphie lente et très codifiée, concours de dessin (e-awase), font partie des passe-temps classiques. « Manquer de sensibilité artistique était aussi grave pour le gentilhomme de la cour de Heian que d’avoir la réputation d’être un lâche pour un chevalier de l’Occident », écrit le japonologue britannique Ivan Morris dans La vie à la cour dans le Japon antique à l’époque du prince Genji (éd. Gallimard, 1969).

L’écriture, témoignage de cette cour impériale repliée sur elle-même

Et surtout, il y a l’écriture, qui témoigne du degré de raffinement : « Une belle écriture était la marque la plus caractéristique d’une personne de qualité et était considérée comme une vertu morale », explique Ivan Morris. Il en va de même pour l’art poétique : les relations galantes, qui pimentent la vie des courtisans, se nouent à travers l’échange de courts poèmes, qui font aussi l’objet de concours.

L’écriture est particulièrement l’affaire des femmes, qui vivent recluses parmi les reclus, cachées derrière des paravents. Pour tromper l’ennui, certaines écrivent de la prose, en utilisant les caractères kana introduits à l’époque, qui permettent d’écrire le japonais parlé – alors que les textes officiels utilisent les caractères chinois. Elles racontent leur quotidien, leurs émotions, et expriment ce qu’un auteur appellera, quelques siècles plus tard, la mono non conscientun sentiment mélancolique de l’éphémère, typique de l’esprit japonais.

De ces écrits secrets sont nés des chefs-d’œuvre tels que le Le Conte de Genji de Murasaki Shikibu, une saga en 54 volumes narrant le destin politique et romantique d’un prince, et la Notes de chevet de Sei Shōnagon, sorte de journal d’une courtisane. Elles offrent, mille ans plus tard, de précieux témoignages sur cette cour impériale repliée sur elle-même, dont le pouvoir ne fera que faiblir au fil du temps, jusqu’à l’avènement au XIIe siècle du gouvernement militaire des shoguns, mais qui imprégnera durablement l’âme et la culture de l’archipel.

➤ Article du magazine GEO Histoire n°77, Plongez dans le Japon d’hier pour comprendre celui d’aujourd’hui, de septembre-octobre 2024.

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