Le roman d’entreprise, miroir des mutations du travail
«C’est au 19èmee siècle que le thème du travail est devenu omniprésent dans la littérature, notamment autour des mauvaises conditions de vie et de travail, et particulièrement celle des enfants. retrace Jean-Claude Delgènes. Fondateur du cabinet Technologia, il organise également depuis 2009 le prix du roman économique et de travail, qui doit être remis lundi 24 juin au ministère du Travail et dont La Croix est un partenaire (lire les références).
Après les grandes conquêtes sociales en Occident au XXe sièclee siècle, le travail conserve aujourd’hui une place significative – réflexions sur son sens, quête du plein emploi… Comment la littérature contemporaine aborde-t-elle ces questions, que dit-elle du travail et de ses évolutions ? Le roman économique offre un bon aperçu, d’autant plus que « plusieurs ouvrages sur ce thème ont été publiés dans les années 2010, une dynamique littéraire sans précédent »s’enthousiasme Frédéric Géa, professeur à l’Université de Lorraine et membre du jury.
Burnout et harcèlement
Ainsi, ajoute Jean-Claude Delgènes, « De nombreuses œuvres entre 2011 et 2015 ont mis en scène des phénomènes de harcèlement moral ou sexuel, de souffrance au travail et d’épuisement professionnel (burn-out) ». Un sujet apparu au lendemain de la crise suicide chez Renault (2007-2008), à France Télécom (depuis 2009) puis à La Poste. « Ces fictions décryptent les mécanismes pervers tout à fait réels – réorganisations internes brutales, gestion toxique, etc. – qui ont conduit à ces drames »souligne Jean-Claude Delgènes.
Une autre crise en Bois II (1) : en 2014, Élisabeth Filhol raconte l’enlèvement d’un patron par ses salariés dont l’usine est menacée de fermeture. Un scénario inspiré d’événements réels et récurrents de l’actualité française et internationale depuis les années 2000. « Ce mécanisme de relations sociales au travail qui tournent à la violence est aussi décrit dans le roman historique 1886, l’affaire Jules Watrin, ce qui rappelle beaucoup notre époque où le manque de reconnaissance au travail génère de la colère », analyse Frédéric Géa.
Anticipation et univers inconnus
Dans un contexte de déclin de l’industrie française et des laissés-pour-compte, évoqué par Nicolas Mathieu (Goncourt 2018) dans Guerre avec les animaux (2), le paysage économique français s’est progressivement divisé entre des catégories préservées et certaines professions largement discréditées, dans les services notamment. Permanent payé (3) rend ainsi compte du travail épuisant de l’agent de sécurité, souvent invisible aux yeux des clients des magasins, mais qui observe notre société de consommation effrénée.
En 2016, Avec vue mer (4) plongée dans l’univers des salariés des navires de croisière, « loin de l’image d’Epinal », analyse Philippe Louis, ancien président de la CFTC et membre du jury. « La force de la littérature est de mettre en lumière des activités parfois méconnues, sous un angle original et en transmettant des émotions qui saisissent le lecteur. »
Les romans économiques font également preuve d’une capacité d’anticipation. « Cinq ans avant le Covid, poursuit Frédéric Géa, le roman Après le silence (5) pose la question du rapport au travail.Les auteurs cherchent toujours à capter des phénomènes latents et à leur mettre des mots. »
Ce livre raconte l’histoire de deux salariés, de deux générations. « Je suis quelqu’un qui travaille, qui a toujours travaillé. C’est ma vie, ma reconnaissance et ma sécurité », déclare le père. Alors que ce dernier finit par perdre la vie sur son lieu de travail, son fils déclare : « J’ai une autre philosophie de vie, je pense que le travail ne fait pas un homme et si je peux échapper à cette servitude – oui, je parle comme ça – je le fais. »
Impact de l’intelligence artificielle
Pour ce 14e édition du prix du roman d’affaires, plusieurs ouvrages de la sélection explorent un autre sujet en plein essor : les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle (IA) et leur impact sur les travailleurs. Donc, Le dernier étage du monde(lire les benchmarks) discute des algorithmes dans le domaine bancaire, financier et de l’opinion publique. Je ne suis pas un robot (6) décrit les « travailleurs du clic » qui permettent le développement de l’IA. Et Au travail(lire les benchmarks) se penche sur les petits prestataires de services via des plateformes numériques.
Et demain ? Frédéric Géa compte lire « travaille sur les violences faites aux femmes dans tous les secteurs car c’est un sujet systémique ». De son côté, Jean-Claude Delgènes envisage « la publication de romans liés à l’épidémie de Covid et ses conséquences ».
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Finalistes du prix
La Croix est partenaire du 14e édition du prix du roman d’affaires et de travail, organisé par Technologia qui vise à récompenser un auteur pour son regard sur le monde professionnel et les qualités littéraires de son œuvre.
Le jury rassemble des représentants des principaux syndicats français (CFDT, CGT, FO, CFE CGC, CFTC, Unsa), des employeurs (Medef, CPME), des intellectuels, des avocats et des journalistes. Ce prix est soutenu par le Groupe Up et le Crédit Mutuel.
Le nom du gagnant 2024 sera dévoilé lundi 24 juin parmi les ouvrages suivants :
Au travailFranck Courtès, Gallimard, 2023, 18,50 €.
Client mystérieux, Mathieu Lauverjat, Scribes, 2023, 19,50 €.
L’étage inférieur du monde ?, Bruno Markov, Anne Carrière, 2023, 23 €.
1886, l’affaire Jules WatrinPascal Dessaint, Rives, 2023, 21 €.
Le nom du lauréat du prix « Les Bulles du Travail » sera également dévoilé. créé en 2022 dans le même esprit pour la bande dessinée.
(1) Élisabeth Filhol, 2014, POL, 16,90 €.
(2) Nicolas Mathieu, Actes Sud, 2014, 22,50 €.
(3) Gauz, Le Nouvel Attila, 2014, 17 €.
(4) Slimane Kader, Allary Éd., 2016, 11,99 €.
(5) Didier Castino, 2015, Liana Levi, 18 €.
(6) Hugo Jauffret, 2023, Eyrolles, 16,90 €.