Le jour où la carrière de Charles Aznavour a basculé avec « Je m’voyais déjà »
Incarné par Tahar Rahim dans le biopic « Monsieur Aznavour » qui sort mercredi en salles, l’artiste entre au Panthéon de la chanson française par une soirée mémorable de décembre 1960.
Ce soir-là, c’est lui qui se voit enfin en tête de l’affiche. « En passant devant le théâtre, je vois mon nom en lettres de feu, une immense enseigne au néon arrogante et agressive, ce qui me fait énormément plaisir. » Ce 12 Décembre 1960, Charles Aznavour joue gros, très gros. Cette série de dates à l’Alhambra, qui comptait alors parmi les salles de spectacle ayant le pouvoir de faire ou défaire une carrière, pourrait constituer le tournant dans la carrière de quelqu’un qui n’est pas encore dans le cœur des Français. Monsieur Aznavour, titre du biopic consacré au chanteur en salles mercredi 23 octobre.
Celui que l’on connaît avant tout comme un parolier de génie a mis le paquet pour éblouir tout Paris. « qui lui fait si peur »pour utiliser l’expression de sa chanson Je me suis déjà vu. Les acrobates hongrois Boby Lapointe et Jacqueline Boyer, fraîchement lauréate de l’Eurovision, sont programmés en première partie, avant son récital d’une vingtaine de titres pour enfin gagner ses galons de star de la chanson française.
Ce titre lui est refusé depuis des années. Oh, ce n’est pas qu’il ne l’est pas bancable. Entre les chansons qu’il écrit pour d’autres et celles qu’il interprète sous son nom, il compte dans le paysage musical français. Le classement du Music Hall de Paris le reconnaît comme l’artiste le plus diffusé et le plus vendu en 1957. L’année suivante, il signe avec Eddie Barclay, pour la coquette somme de 20 millions de francs à l’époque. – 300 000 euros aujourd’hui –, souligne le journaliste Bertrand Dicale dans sa somme Tout Aznavour. Le manager compte bien en faire le fer de lance de son écurie d’artistes. Le monde le décrit comme « nouveau riche de la chanson française », France-Soir recense ses chevaux de courses, sa maison de Montfort-l’Amaury à deux pas de Paris, et « une énorme voiture au volant de laquelle il semble disparaître ». On revient toujours au physique.
Edith Piaf, qui le prend sous son aile au début des années 1950, le pousse à se mettre au billard pour se refaire le nez, mais cela ne suffit pas aux yeux de la grande presse. « Quels sont mes handicaps ? ?demande-t-il, bravade, dans son autobiographie Aznavour par Aznavourpublié en 1970. Ma voix, ma taille, mes gestes, mon manque de culture et d’éducation, ma franchise, mon manque de personnalité. Les professeurs m’ont conseillé de ne pas chanter. Mais je chanterai. »
« Mon petit bonhomme, en tant que chanteur, tu ne réussiras jamais »Piaf s’en était moqué, au moment où, Conscient de sa taille de six pieds, il a travaillé comme assistant. Pourtant il persiste. Et obtient les pires surnoms : « l’enroué vers l’or » Ou «l’aphonie des grandeurs» pour sa voix voilée caractéristique, le « crucifié du traversin » quand il chante – avec succès – l’amour, les draps froissés et les corps en sueur dans la prude France d’après-guerre. Après l’amour est son premier grand succès, en 1955. Son premier titre interdit également sur les ondes. « Je n’ai jamais eu beaucoup d’articles élogieux dans la presse, il commente a posteriori dans Le mondetoujours amer. Pour être honnête, quand j’ai commencé, je n’en avais pas. »
Pour ce concert du 12 Décembre, Aznavour garde un atout dans sa manche, Je me suis déjà vu. Selon la version officielle, il s’agit d’un texte qu’il a écrit en une soirée, après avoir contemplé le triste spectacle d’un chanteur raté – « dans un costume bleu »comme le héros de la chanson – en criant dans un café de Bruxelles, dans l’indifférence générale. « On sentait qu’il donnait tout ce qu’il pouvait, mais qu’il n’avait rien à donner »décrit Aznavour dans le livre de Raoul Bellaïche, Non, je n’ai rien oublié. Yves Montand refuse de l’interpréter, sous prétexte que des chansons sur les artistes, « ça ne marche jamais ».
La version instrumentale de la chanson fait déjà partie de la bande originale composée par Aznavour lui-même pour le film Pourquoi viens-tu si tard ? par Henri Decoin, en 1959. Un titre qui résonne comme un plaidoyer à la gloire qui lui est refusée, alors même qu’il a largement dépassé la trentaine. « Même si Aznavour s’est toujours défendu, je trouve que ce texte est très autobiographique », assure, dans le magazine HistoireRobert Belleret, auteur d’une biographie non autorisée. Lorsque Charles Aznavour écrit cette chanson, en 1960, ses années de bohème n’étaient pas si loin, même s’il était déjà un chanteur à succès.
Ce soir-là, l’histoire semblait se répéter. « J’ai une capacité de chant irréprochable, composée de chansons qui seront plus tard des hits. L’orchestre et les orchestrations sont excellents, la mise en scène est neuve, riche d’idées et de lumières qui sortent de l’ordinaire… retrace Aznavour. Et ça ne marche pas. » Dans la salle, les stars du show-biz, Dalida, Jean Cocteau, Louis Armstrong, Juliette Gréco ne sourient pas. « Je regarde au premier rang et je ne vois que des visages inconnus que je trouve hostiles. »
Les critiques, ceux dont un trait de plume peut ruiner une carrière, n’attendent qu’un faux pas pour renvoyer dans leur province le candidat qui ambitionne enfin de « conquérir Paris ». « Je n’étais pas accepté par la presse, et pour la plupart des artistes à cette époque, il y avait moins d’applaudissements pour les gens qui risquaient de le devenir »décrit le chanteur au journaliste spécialisé Bertrand Dicale dans le livre Les chansons qui ont tout changé.
Je me suis déjà vu est la huitième chanson au programme ce soir-là. Aznavour disparaît un instant derrière le rideau et revient sur scène échevelé, chemise ouverte, cravate pendante sur la nuque et veste repliée sur le bras. Comme s’il était seul dans sa loge, il entonne « À dix-huit ans, j’ai quitté ma province, déterminé à embrasser la vie… » s’habiller petit à petit. Rien ne le met en valeur. Pas même l’éclairage qu’il a réglé lui-même, réminiscence de ses années chargées de tâches ingrates chez Piaf. La colorimétrie n’est pas laissée au hasard. « Je n’écris pas des chansons pour un chanteur en bonne santé, mais pour un pâle amant »il explique.
Et lorsqu’il fait semblant de monter sur scène dos au public, un bandeau de lumière aveugle les spectateurs avant que le rideau ne se ferme. Dans la salle, un certain Serge Lama, qui se souvient : « Une brillante idée de mise en scène ! » Le jeune homme a dû se contenter d’une place sur le balcon, n’ayant pas « Je ne peux pas me permettre d’être dans la fosse ». Si le 2 500 spectateurs de l’Alhambra en liesse, ils le font alors en silence. Charles Aznavour attend leur réaction. Pas un son ne passe le rideau…
… Enfin presque. Sièges qui claquent. D’abord quelques-uns, puis de plus en plus. « Je me suis dit ‘et en plus, ils s’en vont’, se souvient la star avec Bertrand Dicale. Quand je suis revenu sur scène, ils étaient debout. Cela a un effet étrange. A ce moment-là, j’ai compris que toute ma vie était en train de changer. » Cet instant suspendu dure une éternité dans les nombreux récits qu’Aznavour en a écrit, souhaitant raconter sa propre légende. C’est beaucoup plus rapide de l’autre côté du rideau. « Quand il a braqué ses phares sur la foule, toute l’Alhambra s’est levée pour lui faire une standing ovationdécrit sur franceinfo le chanteur Jean-Jacques Debout, également présent cette fameuse soirée. Il est devenu la grande star ce soir-là. »
La presse ne peut s’incliner qu’à la fin du 15 dernières chansons, chantées dans une ambiance survoltée. « Des vers qu’on peut fredonner sans honte, à la Brassens, à la Trenet »salue Claude Sarraute dans Le monde. Le redoutable Paul Carrière, de Figarole chevalier au brochet : » Comme s’il admettait enfin qu’il ne sera jamais, avec le moulin à poivre qui lui sert de gorge, ce qu’on appelle encore un chanteur. Il joue à fond avec un don incontestable, un pouvoir d’incantation qui fait appel à un un vaste public, en particulier des femmes. Il s’agit peut-être d’Agnès Navarre, Lettres françaisesqui précise l’explication de cette métamorphose : « L’acteur extraordinaire qui s’est révélé au cinéma se révèle désormais aussi en chanson. » Deux semaines plus tôt, Charles Aznavour était déjà en tête d’affiche, mais cette fois dans le film Tirez sur le pianistede François Truffaut. Même pour la promo, devant les caméras de l’ORTF, c’est le chanteur encore gêné qui a brillé : « Je pense que François Truffaut a dû m’entendre chanter et se dire : ‘La seule chose qu’on peut faire avec lui, c’est lui tirer dessus’. »
Pendant des années, Aznavour débutera ses concerts avec cette mise en scène. Même si l’époque des frais pathétiques, des valises à porter, des petites chambres meublées et des repas maigres commence à revenir. En 1976, alors qu’il est en difficulté avec le fisc, il introduit la chanson sur la scène de l’Olympia. : «Cette chanson que je vais te chanter maintenant, je ne devrais pas te la chanter à ce moment de ma vie. C’est la chanson qui m’a tout apporté dans mon existence, dans mon métier. Signe que les temps ont changé, il se permet une petite modification dans le texte : LE « Le Tout-Paris ça ne me fait plus peur ». Depuis ce 12 Décembre 1960, le jour où il leur montra qu’il avait du talent.