Le phénomène concerne autant voire plus d’élèves qu’au collège. S’il est souvent associé à des querelles, son manque de considération peut laisser des marques indélébiles sur la construction de la personnalité et le rapport au monde de l’enfant harcelé.
Du CP au CM2, Laurent n’a pas touché une seule fois au football qui allait et venait dans la cour de récréation. « À la seconde où je m’approchais, les autres garçons m’empêchaient de jouer, me disant que j’étais mauvais. » Il essaie alors de se rapprocher des filles, qui jouent à l’élastique. « Cette fois, j’ai subi des moqueries répétées. Dès qu’on n’est pas un battant, rien n’est pardonné. C’était littéralement une jungle. »se souvient le quadragénaire. Mise à l’écart, harcèlement… Le garçon est victime de harcèlement scolaire. À l’école primaire, contrairement aux idées reçues, ce phénomène a toujours été une réalité et il prend de l’ampleur.
Le harcèlement touche encore plus les élèves qu’au collège et au lycée, selon la dernière étude annuelle de l’association e-Enfance. Ils sont respectivement 27%, 25% et 19% à déclarer avoir été confrontés à du harcèlement. L’enquête sur le sujet réalisée par le ministère de l’Éducation nationale en novembre 2023 se veut plus mesurée, mais montre qu’elle est uniforme à ces trois étapes de la scolarité et qu’elle serait subie par 5% des écoliers de CE2 en CM2, 6 % de collégiens et 4% de lycéens.
Malgré une certaine prise de conscience ces dernières années, le fléau demeure « minimisé » au premier degré par rapport au deuxième degré, car associé à « querelles »regrette la thérapeute Mathilde Zrida.
Cependant, le harcèlement à l’école primaire se traduit par les mêmes mécanismes qu’au collège et au lycée. « Je pense à ce collégien de CM2, récemment victime de harcèlement, d’abord par taquineries, puis par bousculades »a mentionné Anne Genetet, la ministre de l’Éducation nationale, jeudi 7 novembre, lors d’un discours pour la journée nationale contre le harcèlement scolaire. Plus grave encore, en juin dernier, France 3 rapportait qu’un enfant de sept ans avait été hospitalisé après avoir été frappé à la tête par plusieurs élèves dans une cour d’école à Marseille.
Alors que les chiffres ne cessent de tomber et que les cas sont médiatisés, pourquoi le harcèlement dans les écoles primaires est-il si difficile à combattre ? « C’est en partie le résultat d’une crédulité des adultes, d’une forme d’aveuglement » quant au les plus jeunes enfants, souligne la pédopsychiatre Nicole Catheline. Cette « naïveté » tient en partie au fait qu’elle a longtemps été mal estimée, « y compris parmi les experts »que le harcèlement était nécessairement intentionnel. « Mais c’est parfois très spontané, surtout chez les jeunesexplique le spécialiste. Un enfant souffre, alors il s’en prend à un autre, mais il n’a pas forcément calculé son geste. »
En raison de leur jeune âge, les élèves victimes de harcèlement à l’école primaire ont également plus de difficultés que les autres à prendre conscience de leur situation. « Ils connaissent la définition générale, mais quand on creuse plus profondément, ce n’est pas très clair pour eux »note Elsa Maudet, journaliste à Libérer et auteur du livre Dis, qu’est-ce que… le harcèlement scolaire ?. Par peur et par manque de vocabulaire, ils ont aussi du mal à trouver les mots justes. « Au mieux, ils diront que leurs camarades sont ‘méchants' »constate Mathilde Zrida, pour qui il est pourtant de la responsabilité des adultes, à l’école comme à la maison, de détecter les signaux d’alarme.
« Tout changement de comportement chez un enfant doit être questionné : irritabilité, difficultés à dormir, refus de faire ses activités préférées… »
Nicole Catheline, pédopsychiatresur franceinfo
Dès le CP, Louise se voit aussi régulièrement humiliée par les filles de sa classe. En particulier, elle se retrouve à devoir « pose ton pantalon au milieu de la cour ». Elle est également la seule à ne pas être invitée aux anniversaires. « Je suis déjà rentré à la maison en pleurant, mais comme beaucoup d’enfants à la fin. J’avais honte de raconter les détails, j’avais peur de me faire crier dessus par mes parents, parce que j’avais eu une éducation difficile. »témoigne ce jeune d’une vingtaine d’années. Quant au personnel de l’école, elle estime que « les choses auraient pu être perçues, mais ce n’était pas dans leur cadre ».
Aurore, 39 ans, se souvient avoir alerté ses parents sur son mal-être à l’école, conséquence de « de nombreux dénigrements » et un « mise à l’écart » de la part de ses camarades. « Ils ne savaient pas quoi faire. »se souvient celle qui est désormais maman. Alors, l’année dernière, lorsque sa fille de CM1 lui a raconté une expérience similaire, Aurore a choisi d’alerter le professeur. « Sa première réaction a été de me dire qu’elle aurait dû en parler plus tôt, comme si elle avait une part de responsabilité »regrette le trentenaire.
Parce que « la gravité des faits » difficile à mesurer par les adultes, les solutions apportées ne sont pas toujours adaptées, rapporte Elsa Maudet. « Beaucoup d’enfants harcelés me disent qu’ils sont punis par leur tyran »illustre la journaliste, qui anime des ateliers de sensibilisation dans les écoles. Une réponse parmi d’autres qui ne peut que pousser les victimes au silence. Cependant, si ces enfants gardent le silence, les conséquences sur leur personnalité et leur rapport au monde peuvent être graves.
Les séquelles peuvent en effet impacter l’identité de l’enfant harcelé. « Parce qu’il y a une non-maturation de certaines zones du système nerveux, les enfants, jusqu’à l’âge de 8-9 ans, suivent ce que les autres disent d’eux. Si on leur répète qu’ils sont intrépides, artistiques, sportifs ou sans valeur, ils le croiront’explique Nicole Catheline. « Quand on comprend qu’on ne vaut rien dès l’école primaire, si on n’est pas suivi et aidé, les conséquences peuvent être énormes »alerte Mathilde Zrida. Selon les deux experts, les enfants harcelés à ce stade de la scolarité sont alors plus susceptibles de subir le même sort au collège et au lycée et de développer des troubles anxieux et dépressifs à l’âge adulte.
« Les expériences à cet âge s’imprimeront plus durement. »
Mathilde Zrida, thérapeute spécialisée en harcèlementsur franceinfo
Dès l’école primaire, l’enfant victime peut aussi partir du principe qu’il « mérite » ce qui lui arrive. Parce que ses cheveux étaient « plus gonflé et plus épais » que ceux des autres, Luna est devenue le bouc émissaire de ses camarades. Certains lui « cracher » dessus ou accueillez-le « garde d’honneur » humiliante à l’entrée de son école. «Je n’arrêtais pas de me dire que c’était de ma faute. Je pensais que c’était normal et que je devais m’y habituer.explique la jeune femme de 23 ans.
Tous les anciens étudiants harcelés interrogés par franceinfo ont vu leur situation se dégrader encore davantage, avec des insultes et des bousculades encore plus violentes. Loin d’être responsable de cet acharnement, Luna laisse néanmoins entendre qu’elle a inconsciemment fini par renvoyer l’image de « la personne à tuer ».
« L’école primaire a créé des failles dans lesquelles se sont précipités les harceleurs du collège. »
Luna, ancienne élève harceléesur franceinfo
De son côté, Laurent estime avoir « laissons les choses arriver à l’université » parce que c’était déjà devenu un « normalité » en primaire. Aurore mentionne un « effet de réputation » : « Cceux qui me connaissaient ont continué. Et les nouveaux élèves ont fini par perpétuer les actions de ses intimidateurs à l’école primaire.
« Je n’avais pas du tout confiance en moi, c’était facile de me toucher et de me faire pleurer. »
Aurore, anciennement harcelée au primaire et au collègesur franceinfo
Après toutes ces années de harcèlement, Louise estime qu’elle « blessures » ne sont pas complètement guéries, malgré un suivi psychologique. « Socialement avec les autres, c’est parfois compliqué, dans ma vie professionnelle aussi. Cela a créé un véritable traumatisme »note-t-elle. « JE Je ne sais pas comment me faire des amis car je n’ai jamais eu l’occasion de débuter ce type de sociabilité, dès l’école primaire, ni même la maternelle »rapporte Luna, qui affirme avoir développé des troubles de l’alimentation.
Quant aux harceleurs, Mathilde Zrida juge que plus ils seront pris en charge tardivement, plus ils poursuivront leurs études au collège et au lycée. Ces dernières années, la prévention du harcèlement scolaire a continué de progresser dans l’enseignement primaire, même si des lacunes persistent. A l’école primaire, le dispositif le plus ambitieux est sans doute le programme pHAre, mis en œuvre depuis 2021 et généralisé en 2022. par exemple, prévoit dix heures par an pour tous les élèves du CP au CM2. Aussi, le « respect des autres » fait partie des attentes de fin de cycle, notamment du CM1 à la 6e, comme l’indique la Direction générale de l’enseignement scolaire.
Parmi les mesures les plus récentes dans l’enseignement primaire, on compte également celle de Pap Ndiaye sur le changement d’école de l’élève harceleur et celle de Gabriel Attal sur les cours d’empathie, en passe de se généraliser. Une dernière initiative saluée par Nicole Catheline pour qui l’attention portée aux autres « s’éprouve par l’expérience ». Le pédopsychiatre juge cependant que la formation des enseignants reste encore un angle mort dans la prévention du harcèlement scolaire.
S’il est prévu que tout le personnel éducatif sont formés d’ici 2027, « Aujourd’hui on est loin du compte »estime Nicole Catheline. Pour Mathilde Zrida, il faut aussi « un changement profond dans les ressources allouées ». Les deux spécialistes estiment néanmoins que l’école ne peut pas être le seul bouclier et qu’il faut aussi sensibiliser les parents.
Enfin, à l’image de la société, les téléphones portables font désormais partie du décor des terrains de jeux et des chambres d’enfants. Plutôt que d’interdire, Nicole Catheline exhorte les plateformes à « faire un travail de réglementation » et les adultes à « enseigner aux enfants » pour l’utiliser. Selon l’étude de l’association e-Enfance, 20 % des écoliers déclarent avoir déjà été victimes de cyberharcèlement contre 13 % en 2023.