« Le fantasme de la « femme morte » est produit par une représentation de la femme-objet, qui appartient à l’homme »


ENTRETIEN.- Le procès pour viol de Mazan met en lumière le phénomène de soumission chimique, un angle mort des violences faites aux femmes. Dans son livre La nuit des hommesParu le 4 septembre, le journaliste Félix Lemaître retrace le fil de cette pratique, démontant mythes et préjugés page après page.

Devant la cour d’assises d’Avignon, 51 hommes attendent de répondre de leurs actes. Un infirmier, un chauffeur-livreur, un carreleur, un pompier, un électricien, un journaliste, âgés de 21 à 68 ans, tous sont accusés d’avoir violé Gisèle Pelicot, 72 ans. Des agressions sexuelles commises et répétées depuis près de dix ans grâce à la complicité du mari, Dominique Pelicot, retraité dans le Vaucluse et décrit comme un père aimant. Chef d’orchestre de l’horreur, il est jugé pour avoir drogué sa femme avec du Temesta, un puissant anxiolytique, dans le but de la faire violer par des inconnus à son insu.

Et c’est là l’un des enjeux majeurs du procès des viols de Mazan : faire la lumière sur le phénomène de soumission chimique, cet angle mort des violences faites aux femmes. Outre l’affaire des Pelicot, ces dernières années ont vu l’émergence de nombreuses agressions sexuelles de ce type : viols sous GHB, aussi appelé « drogue du viol », sous 3-MMD lors de soirées chemsex ou par injections sauvages. Dans son enquête intitulée La nuit des hommes (1), le journaliste Félix Lemaître se pose la question : qui sont ces hommes qui abusent de femmes inconscientes et inanimées ? Peut-on quantifier l’ampleur du phénomène ? Les abus par soumission chimique sont-ils l’œuvre de « monstres » ou le résultat d’un système patriarcal trop profondément enraciné ? Entretien.

Madame Figaro .- Dans votre ouvrage intitulé La nuit des hommes Vous avez enquêté sur la soumission chimique dans les cas de violences faites aux femmes. Quel a été votre point de départ ?
Félix Lemaître.- En tant que journaliste musical, j’allais beaucoup dans les festivals il y a quelques années. En 2021, il y a eu le phénomène des injections sauvages, qui a créé des psychoses. On disait que des individus injectaient des seringues à des inconnus pour les agresser lors de fêtes. J’ai moi-même reçu des messages de ma famille me disant de rester vigilante. En parallèle, on parlait aussi beaucoup de la « drogue du viol », le GHB, mise dans les boissons des jeunes filles à leur insu. C’est comme ça que j’ai commencé à m’y intéresser. J’ai voulu comprendre la panique, et savoir qui faisait ça. Qui droguait les femmes pour abuser d’elles.

Qu’as-tu découvert ?
Il faut d’abord distinguer deux choses : la soumission chimique et la vulnérabilité chimique. La première est le fait d’administrer des médicaments à une personne dans le but d’en abuser. La seconde est le fait de profiter d’une personne déjà intoxiquée, soit ivre, soit sous l’emprise de stupéfiants qu’elle a elle-même ingérés. Dans tous les cas, il n’y a pas de notion de consentement, mais celle-ci doit être nuancée. En 2021, l’ANSM – Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé – a recensé 291 cas de vulnérabilité chimique, 82 cas de soumission chimique probable et près de 350 cas de soumission chimique possible. Par ailleurs, 42,6 % de ces viols par soumission chimique ont eu lieu dans le cadre privé, contre 19,5 % dans le cadre festif.

Qu’est-ce que cela signifie?
Que souvent, les victimes sont droguées par des personnes qu’elles connaissent, un ami, un conjoint, un ami d’ami, etc., et que ces agressions ont lieu à domicile ou dans des lieux familiers. Les agressions au GHB sur des inconnus existent mais elles restent minoritaires. De plus, le GHB a été très médiatisé avec les injections sauvages et l’apparition du hashtag #Balancetonbar la même année, mais en réalité il apparaît en dernier sur la liste des drogues utilisées pour la soumission chimique.

Tous les médicaments peuvent être utilisés pour la soumission chimique.

Félix Lemaître

Quels sont les médicaments les plus couramment utilisés en matière de soumission chimique ?
Selon l’ANSM, les médicaments arrivent en tête – opioïdes, antihistaminiques, anxiolytiques – avec 56% des cas, suivis par la MDMA et l’alcool. Dire que le GHB est la « drogue du viol » est un vrai problème, car cela sous-entend que le viol existe à cause de la drogue ou qu’il a été créé en laboratoire pour violer les femmes. Toutes les drogues peuvent être utilisées pour une soumission chimique et souvent ce n’est pas le GHB qui est utilisé mais des médicaments, que l’on trouve dans les armoires à pharmacie de nombreux Français ou sur le dark web.

Pourquoi les plaintes sont-elles le plus souvent rejetées dans ce type de cas ?
Il y a déjà très peu de femmes qui vont au commissariat. Dans les contextes festifs, ces dernières se sentent souvent coupables. Elles ont des trous de mémoire, des souvenirs décousus qui entraînent le doute et la honte. Pour celles qui portent plainte, les policiers vont aussi souvent faire les mauvais tests en se focalisant sur le GHB, alors qu’il vient d’être démontré qu’une multitude d’autres produits sont utilisés. Par ailleurs, certaines drogues – dont le GHB – ont la particularité de disparaître très vite dans le sang. Si une femme met deux ou trois jours à porter plainte, les tests urinaires ne donneront rien. D’où l’importance de démocratiser aussi les tests capillaires qui permettent de remonter plus loin dans l’historique de consommation d’une victime.

Le fantasme de la « femme morte »

Comment peut-on expliquer les abus envers les personnes inconscientes ?
Le fantasme de la femme inanimée, de la « femme morte » même, est produit par cette représentation de la femme-objet, qui appartient à l’homme. Elle sert à instaurer la domination masculine. D’ailleurs, il suffit de regarder le monde du porno où l’on retrouve une panoplie de mots-clés autour de ces thèmes comme « femme endormie », « femme offerte par son mari »… Au Japon notamment, il existe un genre appelé « time freeze » : l’idée de pouvoir arrêter le temps et d’utiliser le corps de la femme comme une poupée. D’imaginer toutes sortes de choses, certaines ignobles, dans ce temps imparti.

Peut-on dire que ces images produisent des agresseurs sexuels potentiels ?
Il est difficile de répondre à cette question, mais ce que nous pouvons dire, c’est qu’il a été prouvé dans plusieurs cas que des auteurs d’agressions sexuelles par soumission chimique avaient effectué ce genre de recherches.

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Vous écrivez qu’au-delà de la sordidité de l’affaire Mazan, les hommes sont poussés dès l’adolescence à profiter de la vulnérabilité des femmes. Vous parlez notamment de « conditionnement au voyeurisme, au harcèlement et à la prédation »…
Au début de l’adolescence, le regard que l’on porte sur les jeunes filles change. A mon échelle, je me souviens comment on échangeait des techniques entre copines, pour trouver des endroits où se cacher pour voir sous les jupes des filles. On faisait même du filage pour trouver leurs adresses et pouvoir retourner chez elles plus tard, en feignant le hasard et la surprise. Ce qui est vu comme un jeu enfant devient très toxique à l’âge adulte, pourtant il est reproduit. Je cite aussi l’influence des « comédies sexuelles pour ados » comme Tarte américainequi a marqué une génération d’adolescents. Les protagonistes, présentés comme des gentils garçons, ont toujours cet objectif de coucher avec eux et usent de toutes sortes de stratagèmes pour y parvenir, allant jusqu’à saouler les filles pour les désinhiber et en profiter. Le consentement est souvent mis au second plan et le viol est utilisé comme élément comique. Tout cela contribue à une culture du viol où les agresseurs n’ont souvent pas conscience de leurs actes. Ils diront que cela faisait partie du jeu de la séduction, que c’était un malentendu ou une mauvaise communication.

Alors que vous parlez de stratégies particulières, transmises entre hommes. Notamment celle du balai…
Oui, selon les régions, les hommes appelleront aussi ça « être éboueur ». C’est le fait de cibler, de « draguer », les filles les plus vulnérables, les plus saoules ou droguées, pour les ramener chez elles à la fin d’une soirée. On est là dans la vulnérabilité chimique, mais l’idée reste de profiter d’une personne inconsciente.

La culture du secret, dont vous parlez dans votre livre, permet-elle ce genre d’agression ?
Les viols commis sur des personnes inconscientes sont permis grâce à une certaine solidarité masculine. Dans les soirées, les gens ne veulent souvent pas voir ce qui se passe, ils ne veulent pas savoir, ils ne veulent pas s’affronter. Les hommes ne s’encouragent pas à violer les femmes, mais il y a une sorte d’équilibre de la terreur, comme si chacun avait quelque chose à se reprocher et préférait se taire. Même cas dans le procès du viol de Mazan, Dominique Pelicot expliquait que 3 hommes sur 10 avaient refusé sa proposition. Pourtant, ils n’avaient alerté personne.

L’argument de la « misère sexuelle » est-il utilisé par certains toxicomanes ?
La misère sexuelle est un terme très controversé dans la mesure où les gens se sentiraient en droit d’avoir un certain nombre de rapports sexuels. Cela justifierait donc ce désespoir et encouragerait des comportements déviants. Ce n’est évidemment pas un argument valable.

Lors des fêtes, les gens ne veulent souvent pas voir ce qui se passe, ils ne veulent pas savoir, ils ne veulent pas l’affronter.

Félix Lemaître

Initialement utilisé par les hommes, le hashtag « NotAllMen » a été parodié par les femmes depuis le début du procès pour viol de Mazan. Pourquoi ?
On aime créer des « monstres » mais c’est dangereux. Le mythe de l’agresseur et ce tropisme des médias à en parler comme d’êtres à part induisent un risque : celui de ne plus voir la banalité du mal. Le procès Mazan nous prouve que l’image épinalienne du violeur ou du toxicomane n’existe pas. Il y a des actes monstrueux, mais il n’y a pas de monstre en soi. L’idée est de dire, non pas que tous les hommes sont des agresseurs, mais que tous les types d’hommes, quelle que soit leur classe sociale ou leur statut familial, peuvent l’être.

Parmi les accusés du procès, il y a en effet des pères de famille et des personnes de tous les milieux sociaux…
C’est en ce sens que ce procès est historique, car tous ces hommes sont intégrés socialement, ce sont des « Monsieur Tout-le-Monde ». On ne peut plus se défendre de la « stratégie de l’altérité », comme la nomme l’essayiste Valérie Rey Robert, qui consiste à rejeter la faute sur l’autre, « le monstre » et par extension sur l’étranger, le marginalisé, le racisé ou celui issu d’un milieu défavorisé. Penser ainsi permet de tenir le problème très loin et de se rassurer, mais les viols de Mazan nous mettent face à la réalité.

Pensez-vous que le procès du viol de Mazan pourrait servir à sensibiliser sur le sujet de la soumission chimique ?
Je l’espère, mais à ce stade, je reste indécise. D’un côté, l’affaire montre bien l’ampleur du phénomène et qu’il peut être l’œuvre d’hommes dits « ordinaires ». Or, Gisèle Pelicot représente la victime parfaite aux yeux de l’opinion publique. Elle est retraitée, mère de famille. Elle n’était ni libertine ni échangiste, et elle a dû s’en expliquer lors du procès. Elle n’était pas non plus une fêtarde. Mais le problème, c’est qu’une victime n’a pas besoin d’être parfaite. On peut être victime et aimer faire la fête ou avoir des pratiques sexuelles qui sortent de la norme.

(1) La nuit des hommesde Félix Lemaître, éd. JC Lattès.

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Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides

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