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Le Doliprane ou la tragique illusion de la souveraineté française

La saga Doliprane défraie la chronique au point qu’on a l’impression que la survie de la France est en jeu. Les hommes politiques rivalisent de déclarations solennelles sur la souveraineté, l’indépendance et la réindustrialisation de notre pays. Que cette souveraineté repose sur le contrôle de la fabrication d’un médicament plus que centenaire, vendu quelques euros, et dont le principe actif restera de toute façon importé de Chine, ne manque pas d’interroger. Avons-nous perdu la tête ? Et si, derrière le bruit et la fureur, cette affaire ne révélait finalement pas une tragique illusion française sur les sources du pouvoir et de l’indépendance ?

Politique de souveraineté française (Photo : Wikipédia)

Souveraineté, souveraineté, le mot est sur toutes les lèvres, mais que signifie-t-il exactement ? La souveraineté est la qualité propre à une communauté politique qui se gouverne elle-même. Et pour se gouverner, elle doit exercer un contrôle, notamment sur son territoire. La souveraineté comme contrôle a été l’obsession des rois de France tout au long de l’histoire.

Concept politique et militaire, la souveraineté est pourtant mal appliquée au domaine économique et industriel. La souveraineté politique, comme la guerre, est en effet un jeu à somme nulle. A Bouvines en 1214, Philippe Auguste remporte la victoire contre Jean-sans-Terre et peut ainsi agrandir le domaine royal. Ce que l’un gagne, l’autre le perd. Ce n’est pas la même chose dans l’industrie. Que signifie être souverain dans le monde industriel ? Apple conçoit ses produits en Californie mais les fait tous fabriquer en Chine. Qui craint pour la maîtrise de son destin par Apple alors qu’il est évident que sa force réside dans le design, et non dans la fabrication ? Carrefour ne fabrique rien non plus, mais avec 94 milliards de chiffre d’affaires, représente une force considérable sur le plan commercial. Si vous êtes fabricant, vous vous battez pour y être référencé. Dans le monde industriel et commercial, la notion de contrôle prend des formes variées. L’industrie manufacturière n’est pas la source universelle de contrôle, bien au contraire. Dans une relation commerciale, celui qui détient le pouvoir est tantôt le fabricant, tantôt l’acheteur. Les pays commerçants, mais peu industriels, peuvent être extrêmement puissants, comme la Hollande au XVIIe siècle ou Hong Kong au XXe.

Il en va de même pour la notion de dépendance : si l’acheteur est dépendant du producteur, l’inverse est également vrai : le producteur est dépendant de l’acheteur, car s’il n’y a pas d’acheteur, pas de production, et s’il n’y a pas de production, pas de vente. Chaque parti a besoin de l’autre pour exister. La notion de dépendance doit aussi être relativisée lorsqu’on est un gros client : Quand on achète 500 millions de doses de paracétamol par an, comme c’est le cas en France, on a un très fort pouvoir sur votre fournisseur qui a intérêt à vous satisfaire, et bien d’autres qui sont prêts à le faire s’il ne le fait pas.

Au vu de ce qui précède, on peut donc identifier deux conceptions de la souveraineté. La première est statique et rétrograde, dans le sens d’un regard tourné vers le passé, et mercantiliste. Elle consiste à concevoir l’économie comme la guerre, c’est-à-dire comme un jeu à somme nulle, à considérer l’acheteur comme dépendant du vendeur, à penser que dans une relation commerciale celui qui fabrique et vend est fort et celui qui achète est faible, et on est fort quand on est indépendant des autres. Cette conception se concentre sur les symboles et a une conception naïve du jeu économique et des sources de pouvoir. Elle pense que fabriquer du paracétamol rendra à la France sa grandeur. Mais rien n’est moins vrai.

Peu à gagner, beaucoup à perdre

Car qu’aurons-nous réellement gagné avec notre usine ? Certes, un certain degré de contrôle sur la fabrication d’un produit que nous considérons comme essentiel. En cas de crise, celui-ci sera disponible sans passer par un pays tiers. Ceci étant entendu, bien entendu, que pour fabriquer ce produit il n’est pas nécessaire de absolument rien besoin d’acheter à l’étranger : pas de machine, pas d’ingrédient, pas de matière première, rien. Le contrôle doit être total sur toute la chaîne de productiondu début à la fin. Si le pays reste dépendant d’un seul élément de la chaîne de production, l’indépendance disparaît. On se rend vite compte que l’on ne peut être totalement indépendant que pour des produits extrêmement simples, dont les matières premières sont présentes en France et qui ne nécessitent pas d’achat de machines sophistiquées à l’étranger. Il suffit de décortiquer un produit moderne, même simple, pour constater que très vite on trouve, directement ou indirectement, un fournisseur étranger, interdisant de fait l’indépendance. Un simple emballage en plastique, tout à fait indispensable dans la production et la vente de Tous ce qui est fabriqué, notamment les médicaments, ne peut être fabriqué en France sans importer du pétrole. Bref, l’indépendance totale est une illusion. Dans le cas du Doliprane, nous continuerons d’importer le principe actif de Chine. En gros, l’usine française va mettre du sucre autour et conditionner le tout dans une boîte en plastique. Nous n’aurons pas gagné grand-chose en termes de souveraineté.

Et qu’aurons-nous perdu avec cette histoire ? Beaucoup. Nous dépensons beaucoup d’énergie et de ressources pour faire des choses que nous ne savons pas bien faire, nous les faisons à des échelles qui les rendent non rentables. Le produit fabriqué est plus cher que celui importé, ce qui pénalise les consommateurs et empêche son exportation. Mais surtout, les ressources consacrées à cet effort rétrograde ne seront plus disponibles pour construire le futur, notamment, dans le cas du Doliprane, les médicaments du futur. C’est le drame de tous les pays ayant promu des politiques autarciques de substitution des importations : ils se sont retrouvés appauvris par une politique censée favoriser leur développement, qui a finalement mis à mal leur souveraineté : on n’est pas souverain quand on est pauvre !

Une autre conception de la souveraineté

Heureusement, il existe une autre conception de la souveraineté, celle dans laquelle nous développons nos forces et nous rendons indispensables à nos partenaires commerciaux et industriels, sur les forces desquels nous comptons en retour ; une société où notre force réside dans l’attractivité de nos produits et services. Derrière cette conception se cache un modèle mental orienté vers le progrès et l’innovation ; vers une économie considérée comme un exercice de coopération, et non vers le passé et la protection. C’est un pari sur la dynamique, et non sur un monde statique. À l’heure où l’Amérique et la Chine développent les drogues du futur tandis que la France investit ses maigres ressources dans les combats d’arrière-garde, le constat formulé il y a longtemps par Léon Blum reste malheureusement plus que jamais d’actualité. : « Alors que la règle du capitalisme américain est de permettre à de nouvelles entreprises d’émerger, il semble que la règle du capitalisme français soit de permettre aux anciennes entreprises de ne pas mourir. »

✚ Sur le même sujet, lire mon article précédent : Stratège de l’État : rhétorique coûteuse ou idée d’avenir ? À lire aussi :Coronavirus : tirer des leçons, mais de quoi ? Voir aussi Elon Musk et le booster SpaceX : Dernier avertissement pour l’Europe avant la sortie.

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Ray Richard

Head of technical department in some websites, I have been in the field of electronic journalism for 12 years and I am interested in travel, trips and discovering the world of technology.
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