le chantier démarre sans le feu vert de l’Etat
Paris (Île-de-France), reportage
« Arrêter de filmer ! » L’index pointé vers un journaliste BFMTV, un agent de sécurité s’avance en fronçant les sourcils. Sandrine Rousseau intervient et, usant de diplomatie, décline son poste de parlementaire. Derrière eux, quelques jours plus tôt, une plateforme flottante était amarrée au quai d’Austerlitz, dans le XIIIᵉ arrondissement de Paris.
Dissimulé par une clôture en tôle et des pylônes couverts de graffitis, le chantier passerait presque inaperçu. Interrogés au fil de l’eau par des militants écologistes, les ouvriers évoquent « un projet confidentiel ». Confidentiel ? Pas assez. L’apparence de cette structure ressemble beaucoup à un projet de vertiport très contesté – et jamais validé publiquement. Autrement dit, une zone de décollage et d’atterrissage… pour les taxis volants.
En juin 2023, Reporterre vous emmène au cœur du salon international de l’aéronautique et de l’espace du Bourget. Les créateurs de ces avions baptisés eVTOL ont alors dévoilé leurs joyaux à de riches aficionados. À mi-chemin entre le drone et l’hélicoptère, ces prototypes conçus pour survoler les grandes villes sur de courtes distances incarnaient un techno-solutionnisme décomplexé. Leur promesse marketing ? Une vie sans embouteillages.
Dans les allées de l’aéroport francilien, une dizaine de constructeurs se bousculaient. Parmi eux, l’allemand Volocopter affichait déjà l’ambition d’obtenir l’autorisation d’inaugurer les premiers vols à l’été 2024, lors des Jeux olympiques de Paris. Un plan immédiatement soutenu par la présidente d’Île-de-France, Valérie Pécresse, qui a promis d’investir plus d’un million d’euros pour la mise en service de ces taxis futuristes. Dès lors, le quai d’Austerlitz devient la cible du groupe Aéroports de Paris (ADP), a déclaré maître d’ouvrage.
« Un caprice d’élu »
« Ce projet est un caprice d’élu, une absurdité sans nomdéplore l’écologiste Sandrine Rousseau. Seuls les riches en bénéficieront, mais tous les habitants en paieront les conséquences. » A commencer par le bruit des dix-huit petits moteurs électriques propulsant ces avions : « La mairie de Paris travaille à réduire le bruit et nous sommes désormais obligés d’utiliser des hélicoptères dans la ville.s’agace Anne-Claire Boux, l’adjointe chargée de la santé publique. L’OMS assure que la pollution sonore, en perturbant le sommeil et en provoquant de l’anxiété, est la deuxième source de morbidité. »
Contacté par Reporterrele groupe ADP rétorque que « les mesures de bruit réalisées sur l’aérodrome de Pontoise ont révélé un niveau d’émission de 65 décibels, inférieur à celui d’un bus classique : l’eVTOL est quatre fois moins bruyant qu’un hélicoptère ». Cependant, au début de l’automne 2023, l’Autorité environnementale (AE) a déclaré incomplète l’étude d’impact livrée par l’entreprise publique. Celui-ci s’est contenté d’analyser uniquement l’impact du chantier tout en fermant les yeux sur les effets secondaires, comme l’impact sur la biodiversité ou la question sécuritaire : « Paris étant une zone sans possibilité d’atterrissage d’urgence, cela pose beaucoup de questions »note également Dan Lert, adjoint chargé de la Transition écologique à la Mairie de Paris.
Si ces taxis volent à l’électricité et non aux énergies fossiles, leur consommation énergétique ne penche pas en leur faveur dans la balance. Celui du Volocity, seuls prototypes susceptibles d’être certifiés pour les Jeux olympiques, est, en termes de nombre de passagers, trente fois supérieur à celui d’un métro – et près de quatre fois celui d’une voiture thermique.
Le 2 février, le commissaire enquêteur Jean-François Lavillonnière est venu à son tour gâcher la fête, en formulant un avis défavorable à la délivrance de l’autorisation ministérielle. Il a notamment déploré un manque de pertinence pour l’intérêt général, émettant des doutes sur la contribution de ces engins au désengorgement du trafic routier.
Face à ce déluge de critiques, le projet aurait pu disparaître des radars. Pourtant, le 20 février, le patron deADPAugustin de Romanet, déclaré sur le tournage de BFMTV être « presque sûr d’avoir l’autorisation de transporter des passagers non payants ». Seuls quelques élus, journalistes et sportifs ont pu en faire l’expérience lors de la jeux olympiques.
Information confirmée le 4 avril dans les colonnes de Figaroaffichage : « Le Volocity volera bien à Paris pendant les Jeux Olympiques ». En utilisant le conditionnel, les médias ont également révélé que des connexions seraient assurées trois à cinq fois par jour entre quatre vertiports… « Et probablement un cinquième : une péniche sur la Seine face à la gare d’Austerlitz. »
« Pourquoi tant de persévérance ? Les autorisations n’ont jamais été accordées, les avis sont défavorablesdénonce Charlotte Nenner, conseillère environnement de la Région Île-de-France. ADP passe de force en toute impunité. » Cette stratégie de l’autruche évoque celle utilisée par les promoteurs du Grand Paris : en septembre 2021, ils ont rasé les jardins familiaux d’Aubervilliers pour y construire un solarium destiné à accueillir les sportifs pendant la compétition internationale. Mais dix mois plus tard, la justice invalide ces démolitions. Une victoire au goût amer pour les jardiniers.
Sans qu’aucune validation n’ait été rendue publique, les promoteurs des taxis volants avancent donc à toute allure. Près Reporterrele groupe assure que « l’installation de la structure ne préjuge pas d’une éventuelle autorisation de l’Etat » : « Mais nous devons être prêts au cas où cela échouerait à l’approche des Jeux olympiques. » Il souligne que « l’installation de la barge est temporaire et sera retirée à la fin de l’année ».
De son côté, si Valérie Pécresse maintient son cap, elle est plus fébrile qu’avant. Le 15 mai, lors d’une audition au Sénat, elle multipliait les contre-vérités, assurant que « ces navettes collectives » serait le bienvenu « huit à dix personnes » : « L’objectif est de pouvoir transporter des passagers pour le prix d’un taxi et de retirer huit voitures de la route. Le modèle économique ne consiste donc pas à transporter des gens aisés qui prennent leur jet jusqu’au Bourget. » Au contraire, dit-elle, « les classes moyennes aisées ».
Les transports du futur
Contrairement à ce qu’elle prétend, les Volocity n’ont une capacité que pour deux personnes… dont une place pour le pilote. Autrement dit, il ne s’agit pas de retirer huit voitures de l’autoroute A1 – que Valérie Pécresse ambitionne de soulager – mais une seule. « Elle nous vend les taxis comme moyen de transport du futurajoute Sandrine Rousseau. Mais l’avenir, c’est le métro et le RER. Et à deux pas d’ici, les lignes B, C et D sont en grande difficulté et manquent d’investissements. »
L’argumentation du Président de Région est également en rupture totale avec celle du groupe ADP. Il nous dit : « En aucun cas ce projet ne vise à transporter des personnes fortunées de Paris vers les aéroports environnants. L’objectif premier est de répondre aux usages sanitaires, liés aux urgences. » Il assure Reporterre travailler « en partenariat avec lePA–HP autour d’un protocole qui vise à comparer les temps de trajet de l’avion avec celui d’une ambulance classique, en milieu urbain dense ». Difficile de s’imaginer, pour l’instant, dans un taxi biplace.
Aux yeux des élus, l’objectif des promoteurs est clair : cette expérimentation grandeur nature doit offrir une vitrine commerciale pendant les Jeux Olympiques, en vue d’un déploiement généralisé dans le futur. Une question qui se pose également pour la surveillance algorithmique. Le patron deADP, Augustin de Romanet, ne s’en cache pas. Toujours devant les caméras BFMTVil a assuré que ces machines voleraient « par milliers, voire dizaines de milliers, dans les années 2030 ». Une histoire de science-fiction sur le point de conquérir la réalité.