Peu de temps après avoir ordonné l’invasion de l’Ukraine, le président russe Vladimir Poutine a averti que ceux qui seraient « tentés d’interférer avec nous doivent savoir que la réponse de la Russie sera immédiate et entraînera des conséquences que vous n’avez jamais connues auparavant ».
Si l’hypothèse d’une éventuelle utilisation d’une arme antisatellite ou d’un sabotage de câbles de communication sous-marins pour faire tomber les économies des pays occidentaux ne pouvait être exclue, beaucoup ont compris que le chef du Kremlin faisait référence à la menace nucléaire… D’autant qu’il n’a pas tardé à ordonner la mise en alerte des forces stratégiques russes.
Depuis, les responsables russes ont régulièrement évoqué le spectre d’un conflit nucléaire, notamment lorsque les pays occidentaux évoquent un renforcement de leur soutien aux forces ukrainiennes. Parfois sur le ton de la plaisanterie (le vice-président du Conseil de sécurité russe, Dmitri Medvedev, en est un habitué), parfois de manière plus subtile, en usant de sous-entendus.
Ainsi, en septembre 2022, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères Maria Zakharova a prévenu que les États-Unis seraient considérés comme une « partie au conflit » s’ils décidaient un jour de livrer aux forces ukrainiennes des missiles longue portée MGM-140 ATACMS (Army Tactical Missile System) capables d’atteindre des cibles en Russie. « Moscou se réserve le droit de défendre son territoire », a-t-elle déclaré.
Washington a pourtant livré à Kiev des missiles MGM-140 ATACMS, mais avec des restrictions d’utilisation, ces missiles n’étant utilisés que pour libérer des territoires ukrainiens passés sous contrôle russe. Il en va de même pour les missiles de croisière air-sol SCALP EG/Storm Shadow livrés à l’armée de l’air ukrainienne par la France et le Royaume-Uni.
Ces dernières semaines, après avoir lancé une offensive dans la région de Koursk malgré ses difficultés à contenir l’avancée des forces russes dans la région de Donetsk, l’Ukraine n’a cessé de demander la levée de ces restrictions pour pouvoir frapper la Russie en profondeur. En vain pour l’instant. D’autant que M. Poutine s’est « invité » dans le débat.
Le 12 septembre, le chef du Kremlin a prévenu qu’un feu vert permettant à l’Ukraine d’utiliser les armes à longue portée qui lui ont été fournies pour frapper le territoire russe « ne signifierait rien de moins qu’une implication directe des pays de l’OTAN dans la guerre ». Et il a insisté : « Cela changerait la nature même du conflit. Cela signifierait que les pays de l’OTAN sont en guerre avec la Russie ».
Cela étant dit, à force d’être brandie dès qu’une « ligne rouge » définie par le Kremlin est sur le point d’être franchie, la menace nucléaire russe peine désormais à impressionner. « L’immunité contre de telles déclarations s’est déjà développée et elles n’effraient personne », notait un analyste russe, récemment cité par le Washington Post.
D’où sans doute la révision de la doctrine nucléaire russe, annoncée depuis plusieurs semaines. Pour rappel, elle prévoyait jusqu’à présent un recours possible à son arsenal nucléaire en cas d’attaque de la Russie avec des armes de destruction massive ou si « l’existence même de l’Etat » était susceptible d’être menacée par des armes conventionnelles.
Ainsi, le 25 septembre, lors d’une réunion télévisée du Conseil de sécurité, M. Poutine a justifié cette révision par « l’émergence de nouvelles sources de menaces et de risques militaires pour la Russie et ses alliés ». Il a ajouté : « Nous constatons que la situation militaire et politique actuelle évolue de manière très dynamique et nous devons en tenir compte ».
Dans ces conditions, la Russie envisagera la « possibilité » d’utiliser des armes nucléaires au cas où elle recevrait « des informations fiables sur le lancement massif de moyens d’attaque aérospatiaux et leur franchissement » de ses frontières. « Je parle d’avions stratégiques ou tactiques, de missiles de croisière, de drones, de « complexes » hypersoniques et autres », a déclaré le président russe. Cette disposition concerne également la Biélorussie, à laquelle Moscou a récemment fourni des armes nucléaires tactiques.
Reste à savoir ce que le chef du Kremlin entend par « lancement massif », sachant que le 10 septembre, l’Ukraine a lancé une attaque contre plusieurs régions russes – dont celle de Moscou – avec pas moins de 140 drones « kamikazes »…
En outre, a poursuivi M. Poutine, sans mentionner l’Ukraine, il est également « proposé de considérer l’agression contre la Russie par un pays non nucléaire mais avec la participation ou le soutien d’un pays nucléaire comme une attaque conjointe contre la Fédération de Russie ». Les trois pays qui ont fourni des missiles à longue portée à Kiev sont précisément les puissances qui en possèdent.
Enfin, une « menace critique » contre la « souveraineté russe » (et non plus contre « l’existence même » de l’État), fondée sur l’utilisation d’armes conventionnelles, pourrait également donner lieu à une « réponse nucléaire ».
Faut-il voir dans cette évolution une nouvelle menace ou un « simple » exercice de communication stratégique, destiné à rappeler les « lignes rouges » de Moscou ?
Chercheuse à l’Institut français des relations internationales (IFRI), Héloïse Fayet privilégie la deuxième hypothèse, estimant qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter outre mesure. « La doctrine est vivante et il est normal qu’elle évolue. Cela fait partie du dialogue dissuasif que la Russie entretient avec l’Occident, et il est certain que la place du nucléaire dans ce rapport de force va s’accroître », explique-t-elle, via X.
Bref, à ce stade, il n’y a pas lieu de s’inquiéter : la doctrine est vivante et il est normal qu’elle évolue. Cela fait partie du dialogue dissuasif que la 🇷🇺 entretient avec l’Occident, et il est certain que la place du nucléaire dans ce rapport de force va s’accroître./FIN
— Héloïse Fayet (@HFayet) 25 septembre 2024
C’est ce qu’a laissé entendre le 26 septembre Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, lorsqu’il a évoqué un « signal spécifique » envoyé aux partenaires de l’Ukraine.
« C’est un signal qui avertit ces pays des conséquences d’une participation à une attaque contre notre pays avec divers moyens, pas nécessairement nucléaires », a-t-il déclaré.
Photo : Lancement de missile Boulava – archives