Divertissement

« Le Bastion des Larmes » d’Abdellah Taïa : le chemin impossible vers le pardon

L’écrivain marocain, lauréat du prix Flore 2010 pour « Le Jour du roi », revient régler les comptes d’une enfance meurtrie au Maroc des années 1980. Un roman déchirant sur la violence d’une société où l’homosexualité reste pénalement répréhensible. Un livre en lice pour les prix littéraires.

France Télévisions – Culture Edito

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Portrait du romancier Abdellah Taïa, auteur de "Le Bastion des Larmes" à Julliard. (ABDERRAHIM ANNAG)

Figure de proue de la communauté LGBTQ+ marocaine, il fut en 2006 le premier écrivain à accepter son homosexualité à la Une de l’hebdomadaire. Tel quel. Abdellah Taïa publie Le Bastion des Larmes publié chez Julliard. Son onzième roman paraît le 22 août 2024. Un récit poignant dans lequel il creuse son sillon d’homme insoumis, questionnant les notions de vengeance et de pardon. Un livre en lice pour le Goncourt, les Médicis et le Prix Décembre.

L’histoire : Jeune professeur marocain exilé en France depuis plusieurs années, Youssef doit rentrer à Salé, près de Rabat, après le décès de sa mère pour vendre l’appartement familial. Là, il retrouve ses six sœurs et son ancien quartier alors qu’il déambule dans les coins de la ville. Tous les fantômes du passé refont alors surface, dont celui de son ancien amant Najib, au destin tragique. L’occasion aussi pour lui de régler ses comptes d’enfant maltraité qu’il était, malgré l’amour absolu témoigné aux femmes de sa famille.

Au départ, Abdellah Taïa souhaitait écrire un livre sur ses sœurs et tout ce qu’il leur doit à travers les aventures du jeune Youssef. C’est le côté solaire du roman qui repose sur une fascination indélébile pour les femmes qui ressemblent à des héroïnes. « Six sœurs en feu. En permanence dans le feu.  » Il dit : « À la maison, c’était bien sûr la pauvreté. Mais mes sœurs étaient tout sauf soumises. Ils étaient pleins de vies explosives. Ils passaient leur temps à perfectionner des stratégies pour échapper au contrôle de la société et faire ce qu’ils voulaient. Ils étaient jeunes, sauvages et beaux. (…) J’ai tout pris à ces sœurs, tout volé à ces sœurs pour apprendre à gérer ma vie (…). Mon éducation homosexuelle vient de mes sœurs. »

Des sœurs qui en retour peinent à payer leur propre dette envers Youssef, ce frère qu’elles ne parviennent toujours pas à reconnaître dans sa différence, et qu’elles n’ont pas su protéger des viols subis étant enfants par les hommes du quartier. Ils sont pris entre leurs propres stratégies de survie, la honte et le déni. Youssef réussira-t-il à leur pardonner ou devra-t-il se venger comme son ami Najib l’a fait avant lui, une fois devenu riche et craint de tous ? C’est l’un des nombreux paradoxes qui hantent le narrateur, coincé entre l’attachement à sa famille, « cette nostalgie »et sa colère d’être systématiquement « effacé » par lui-même, nié dans ce qu’il est au plus profond de lui-même. Même des années plus tard.

Et puis derrière les destins croisés de ces jeunes homosexuels persécutés, apparaît une dimension plus politique, sous la forme d’une implacable charge contre l’hypocrisie d’un pouvoir schizophrène : « Juste en face, il y a un Maroc qui fait les lois, les impose à tout le monde, mais qui n’a pas peur d’enfreindre constamment ces mêmes lois. » Un cri qui n’épargne pas une société qui détourne le regard quand on s’attaque aux plus faibles : « Avancez, il n’y a rien à voir. Nous sommes au Maroc. Ici, les enfants appartiennent à tout le monde« .

En lisant Abdellah Taïa, on pense beaucoup au cinéma de son compatriote Nabil Ayouch, et notamment à Très aimépublié en 2015, sur le quotidien de ces prostituées de Marrakech rejetées par leurs familles, écrasées par une police corrompue. Ils font partie d’une même famille d’artistes, toujours en marge, dans un système où il semble qu’ils n’existent pas.

Quand il est venu présenter Le Bastion des Larmes à la Maison de la Poésie, à Paris, fin septembre, Abdellah Taïa a eu cette phrase très pertinente lors de la soirée : «Nous recherchons la lumière, mais nous faisons des livres avec des choses qui ne seront jamais résolues. » Peut-on vraiment résoudre les injustices et les blessures d’une enfance ravagée par la violence ? S’il est vrai que nous ne sommes jamais complètement libérés de notre passé quoi que nous fassions, il existe néanmoins des espaces où nous pouvons déposer nos vérités et nos larmes afin de « sortir seul le soir. » C’est tout l’enjeu de cette éblouissante histoire.

« Le Bastion des Larmes » d’Abdellah Taïa, éditions Julliard, 213 pages, 21 euros.

Couverture du livre "Le Bastion des Larmes" par Abdellah Taia. (ÉDITIONS JULLIARD)

Extrait : « Le temps passe si vite. On grandit si vite. On part vivre loin. On finit par trouver, loin de sa famille, un petit lieu provisoire pour exister, seul, pour s’épanouir plus ou moins, seul. Nous croyons que nous sommes hors de l’esclavage et du pouvoir des autres. Oui, je suis libre. Non, petit frère Youssef, tu es le numéro huit dans cette confrérie, tu n’es pas vraiment libre et nous baise les pieds, comme on le fait avec le roi du Maroc à la télévision. « . (page 132)

Malagigi Boutot

A final year student studying sports and local and world sports news and a good supporter of all sports and Olympic activities and events.
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