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« L’autre rive de la mer » : Lobo Antunes recommence toujours

« L’autre rive de la mer » : Lobo Antunes recommence toujours

L’autre rive de la mer

par António Lobo Antunes

traduit du portugais par Dominique Nédellec

Christian Bourgois, 456 p., 24 €

Grand des lettres portugaises, aujourd’hui octogénaire et toujours éligible au prix Nobel, António Lobo Antunes compose une musique singulière, obsessionnelle et rythmée comme le surf. La traductrice Dominique Nédellec sait la restituer, dans la durée, avec une précision onirique capable de nous faire éprouver une sensation hallucinatoire. Il en est ainsi à chaque livraison – et qui n’est, à chaque fois, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre –, se succédant au rythme des vagues…

Le sujet d’une œuvre

« Pourquoi tant de violence de l’autre côté de la mer ? » interroge l’une des très rares phrases courtes avec ponctuation de ce roman publié au Portugal en 2019. L’autre rive de la mer revient sur l’expérience coloniale angolaise de l’auteur, déjà traitée, avec perte et tumulte, dès le début d’un ouvrage considérable : Fado Alexandrin, L’âne de Judas, Connaissance de l’enfer, Splendeurdu Portugal, Bonsoir les choses ici, Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eausans oublier Lettres de la guerre.

Cette fois, il ne s’agit pas seulement de revisiter l’invisible, mais de transmettre l’intransmissible : l’horreur de la présence coloniale portugaise en ce qu’elle réprime, au tout début de 1961, une révolte de 20 000 agriculteurs. «disciples d’António Mariano». Ce fut le massacre de la Baixa de Cassanje.

Trois regards

Les échos diffractés de cette répression menée au mieux des intérêts de Cotonang, société cotonnière belgo-portugaise, nous parviennent par la grâce douloureuse ou terrifiante de trois voix. Ils apparaissent chacun sept fois dans ce texte océanique composé de vingt et un chapitres. Trois personnages rapatriés en métropole, ressassent leur lot d’atrocités, mêlés – c’est la puissance poétique du texte – au paradis vert d’une jeunesse révolue mais qui coule dans leur mémoire, comme le sang dans leurs veines.

Il y a la fille d’un planteur («J’écoute pousser le coton») diaphane et spectral. Il y a un fonctionnaire qui s’est lancé au nom d’une aventure exotique et qui revient avec une femme albinos. Il y a enfin, diplômé de l’infamie, un soldat qui rumine sans regret sa carrière passée décevante, sa décrépitude actuelle (« nous avions remis l’Angola sur le droit chemin”) et dans le déni : « Nous avons agi avec bienveillance en Afrique monsieur, dites-moi sincèrement quel mal avons-nous fait aux nègres, conseils sans plus, protection, amitié (…) »

Business serieux

De ces trois personnages aux soliloques itératifs remplis d’images poétiques et cauchemardesques (le bestiaire déployé mériterait une étude entière), naît un flux irrégulier. Cet oxymore résume l’art de Lobo Antunes, tout en douceur grinçante, en chocs langoureux et en brûlure apaisante de souvenirs traumatisants, qui finissent par éclater en bribes énigmatiques et émouvantes.

L’écrivain ne s’intéresse pas tant à la réalité d’antan qu’à ses effets curieusement palliatifs sur des psychismes à bout de souffle et déchirés. « vers les champs de coton des collines, étendus sur nous comme un linceul sans fin ». Toute la prose de l’écrivain ressemble à un mémento pris au sérieux : plus encore qu’un impératif latin devenu prière des morts et des vivants, récapitulation d’un monde qui a couru à sa perte et qui croit seulement être resté affamé au moment de l’étape terminale.

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