L’attrait de l’extrême droite française pour la Russie de Poutine
Les liens entre la Russie et l’extrême droite française ont considérablement évolué au fil du temps. Après la Révolution de 1917, un certain nombre de Russes exilés ont rejoint la droite radicale française, principalement par antisoviétisme. Pendant la guerre froide, si l’extrême droite européenne, en France comme ailleurs, restait essentiellement hostile au communisme, certains de ses membres voulaient voir dans l’URSS une option alternative au mondialisme honni déployé par Washington. Aujourd’hui, le régime de Vladimir Poutine, qui se présente comme le défenseur des « valeurs traditionnelles », séduit largement la droite de l’échiquier politique français ; mais au sein de ce mouvement, la guerre en Ukraine a créé une ligne de fracture profonde.
Nicolas Lebourg, spécialiste de l’extrême droite et chercheur associé au CEPEL (CNRS-Université de Montpellier), et Olivier Schmitt, professeur de relations internationales au Centre d’études sur la guerre de l’Université du Danemark du Sud, reviennent sur cette longue et complexe histoire dans « Paris Moscou, un siècle d’extrême droite », qui vient de paraître aux Éditions du Seuil, et dont nous présentons ici un extrait consacré spécifiquement à l’impact du conflit russo-ukrainien sur l’extrême droite française.
Après l’invasion de l’Ukraine en 2014, un groupe de volontaires français prorusses s’est formé sous le nom d’Unité continentale. Le groupe a réussi à avoir une présence médiatique relative, l’arrestation de certains de ses membres ayant même permis à l’agence de presse russe Sputnik de présenter les centres de détention ukrainiens comme des camps de concentration nazis. Cette contribution des nationalistes français relève davantage de la guerre psychologique et de la construction de l’opinion que d’opérations militaires à proprement parler.
La qualité de la propagande russe est de savoir jouer sur une pluralité de résonances idéologiques. Le cœur du message américanophobe, antilibéral et autoritaire s’accommode d’une pluralité d’options idéologiques, de l’extrême gauche à l’extrême droite, même si les réseaux humains sont largement structurés autour de la droite du spectre. En effet, une adresse aux nationalistes blancs, de France et d’ailleurs, a également été déployée. Il s’agissait cette fois d’utiliser le Mouvement impérial russe, fondé en 2002 dans la continuité de la ligne dure des Russes blancs (les exilés après la révolution de 1917), en y ajoutant des dimensions racistes et islamophobes, mais en ayant des liens avec le ministère russe de la Défense, et son appendice paramilitaire, la Légion impériale, fondée en 2008.
Partisans d’un nationalisme grand-russe et orthodoxe, les légionnaires s’engagent dans les combats dans la région du Donbass, où plusieurs auraient été tués en 2014 et 2015. En janvier 2016, la Légion annonce qu’elle renonce au combat armé en Ukraine mais maintient son objectif de « libérer » Kiev pour donner naissance à la « Nouvelle Russie ».
Ce terme « Nouvelle Russie » est utilisé pour décrire une frontière plus occidentale de la Russie ; il date du XVIIIe siècle.et siècle, avait été remis au goût du jour par les séparatistes transnistriens dans les années 2000, et a été repris par les séparatistes ukrainiens et le théoricien néo-eurasiste russe Alexandre Douguine en 2014 (qui théorise un régime autoritaire recouvrant l’Eurasie et ses multiples peuples et cultes). En jouant sur la nostalgie tsariste, il s’agit d’affirmer l’artificialité historique de l’État ukrainien.
En vérité, la Légion se redéploie en Syrie et en Libye, parallèlement au groupe Wagner, et elle revient en Ukraine pour participer à l’assaut de 2022. Le messianisme nationaliste et religieux vont ici de pair : il présente une conception millénariste et eschatologique de la politique. Selon lui, nous serions dans les derniers jours, le mondialisme serait l’œuvre de l’Antéchrist, l’islamisme serait démoniaque, tandis que la pandémie de Covid-19 serait l’œuvre des mondialistes afin de renforcer le royaume de l’Antéchrist.
Cette conception du monde et du temps implique que les nationalistes ne peuvent rester confinés derrière leurs frontières : la Légion affirme ne pas vouloir créer de cellules seulement en Russie, mais partout dans la diaspora russe, selon une formule qui la rapproche des structures subversives de l’entre-deux-guerres telles que la Confrérie de la Vérité russe ou l’Organisation fasciste panrusse.
Parallèlement, depuis 2015, le Mouvement impérial russe travaille ses réseaux internationaux en fondant un Mouvement mondial national-conservateur avec le parti d’extrême droite russe Rodina (« Patrie »), soutien de Vladimir Poutine et dont est issu son vice-Premier ministre Dmitri Rogozine.
L’organisation ne veut pas se limiter à la défense de la race blanche ou des chrétiens, et les invitations à participer au mouvement sont adressées à 58 groupes à travers le monde, dont la Thaïlande, le Japon, la Syrie et la Mongolie – pour les États-Unis, la relation est établie avec le suprémaciste blanc Jared Taylor, proche du théoricien français Guillaume Faye.
Pour la France, elle avait lancé des invitations à Action Française, au Renouveau Français (groupuscule néofasciste depuis disparu, dont était issu un jeune Français condamné par l’Ukraine en 2018 pour son trafic d’armes et d’explosifs, deux autres radicaux français ayant été condamnés en 2023 pour des trafics similaires), à Unité Continentale et aux Nationalistes d’Yvan Benedetti (qui ont suivi la dissolution de l’Œuvre Française en 2013) – seuls ces derniers ont choisi d’entretenir une relation avec le mouvement.
(Déjà plus de 120 000 inscriptions à la newsletter La Conversation. Et vous ? Abonnez-vous dès aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux mondiaux.)
Le manifeste du « national-conservateur » affirme qu’il existe un complot juif mondial visant à détruire les nations et les valeurs traditionnelles, et son leader se lance dans la lutte contre les « oligarques juifs » de Kiev. Il s’agit toutefois d’un dernier recours : ce mouvement radical a été créé fin 2015, alors qu’au début de l’année Rodina avait tenté de réunir des partis populistes comme le Front national pour la France dans un « forum international des conservateurs » – le FN avait prudemment décliné…
L’étau n’est pas prêt de se desserrer : au printemps 2020, les États-Unis ont placé le Mouvement impérial russe et la Légion impériale sur leur liste de « terrorisme international », les accusant, entre autres, d’avoir formé des terroristes néonazis suédois.
Il n’en demeure pas moins que le régiment Azov a eu un effet magnétique sur les radicaux, d’autant plus qu’en 2015 est apparu un nouveau mouvement, l’accélérationnisme, que l’on peut définir comme une sous-culture totalitaire d’une nébuleuse sectaire néonazie au terrorisme millénariste (on lui doit de nombreux attentats dont ceux de Christchurch, El Paso, Buffalo, etc.).
La tendance est née d’un forum transnational anglophone fondé par un aficionado russe du théoricien italien Julius Evola et Guillaume Faye, dont les membres néonazis américains ont créé l’organisation AtomWaffen Division. Ce dernier a popularisé la fascination pour Azov, et plusieurs de ses membres étaient encore expulsés par l’Ukraine en 2020.
On la retrouve aussi parmi les accélérationnistes du groupe français WaffenKraft, dont deux membres rêvaient de rejoindre Azov tandis que d’autres voulaient s’y rendre pour rencontrer les miliciens dans le cadre d’un festival de musique néonazi et leur acheter des armes. Selon eux, l’Ukraine est un lieu de combat « défensif » mais aussi et surtout une « terre d’origine » dans laquelle il serait possible de vivre de manière autonome pendant l’effondrement provoqué par l’explosion générale imminente de la guerre raciale – ils ont été arrêtés avant leur acte terroriste ; ce dossier est le premier dossier d’extrême droite jugé aux assises, avec des peines allant d’un à dix-huit ans de réclusion en première instance ; le procès en appel s’est ouvert le 16 septembre.
La tendance la plus extrémiste du nationalisme blanc a ainsi fini par retourner les arguments du néo-eurasisme contre la Russie : si cette dernière représente la rencontre de traditions et d’ethnies diverses, alors la cause blanche est ukrainienne.
Ainsi, si entre 2014 et 2019, des extrémistes de droite de 55 nationalités se sont portés volontaires dans le cadre du conflit russo-ukrainien, leur camp a radicalement changé. Selon les renseignements français, en 2022, la cinquantaine de radicaux français présents se trouvaient désormais en très grande majorité dans le camp ukrainien. Pour eux, se rejoue le combat de 1942, lorsque l’invasion de l’URSS était présentée comme le combat entre l’Europe et Gengis Khan. Lorsqu’un combattant français meurt au printemps 2022, ses camarades de la Division Misanthrope lui rendent hommage en évoquant son combat contre le « bolchevisme » et les « hordes asiatiques ».
Cette présence a permis à Moscou de dénoncer en janvier 2024 le pseudo soutien de la France au « régime nazi ukrainien », assurant que l’État français enverrait ainsi ses mercenaires, selon un communiqué officiel relayé par des associations françaises pro-russes comme SOS Donbass… En dehors de l’engagement armé, il faut également noter que si les membres de WaffenKraft n’ont pas pu assister au festival néonazi ukrainien, ce n’était pas le cas des militants du GUD et des Zouaves (dissous par l’État en 2022).