Jannah Theme License is not validated, Go to the theme options page to validate the license, You need a single license for each domain name.
Nouvelles locales

à Al-Ula, splendeurs et misères du soft power français

Réem (le prénom a été modifié), bientôt 30 ans, ajuste son voile noir autour de son visage. Un vent léger taquine la terrasse du Pink Camel, où l’on peut manger du saumon sur un lit de quinoa ou des tartines d’avocat au bord d’une palmeraie luxuriante entourée de falaises de grès. Encore ocre, la pierre deviendra bientôt dorée puis, au soleil couchant, beige rosé. Un spectacle ordinaire pour les 50 000 habitants d’Al-Ula, qui s’étend le long d’une oasis dans un désert de sable, de canyons et de rochers monumentaux au nord-ouest de l’Arabie saoudite.

C’est là, à plus de 1 000 km de la capitale, Riyad, que Reem a grandi et espère un jour ne plus avoir à porter de voile ni d’abaya. « Je n’aime pas ça, ce n’est pas pratique pour se déplacer, mais comme tout le monde ici se connaît, je ne peux pas me permettre de ne pas les porter », chuchote-t-elle dans un bon français appris à l’antenne locale de l’Alliance Française, ouverte en 2018.

Tout ce qui permet à Reem de s’évader d’Al-Ula et de son cadre étroit de traditions est bon à prendre : les cours de langue, la carte mondialisée du Pink Camel ou les quelques spectacles qui, ces dernières années, réveillent le quotidien monotone de la ville. En janvier, l’Académie de l’Opéra de Paris y organisait une soirée autour des incontournables du répertoire. Dans le public, la jeune femme a pu applaudir l’air de Manon de Jules Massenet : « Profitons de la jeunesse ! »

Transplantation de la culture française dans les sables saoudiens

Sans vraiment le savoir, Reem goûte aux fruits d’une opération inédite de transplantation de la culture française dans son austère ville désertique. Elle a pris forme il y a tout juste six ans, le 10 avril 2018, lorsque la France et l’Arabie Saoudite signaient un accord à Paris. «relatif au développement culturel, environnemental, touristique, humain et économique et à la valorisation du patrimoine du gouvernorat d’Al-Ula». Un titre étendu qui exprime l’ambition incommensurable du partenariat naissant, décrit comme« exceptionnel » par le traité.

En clair, le royaume saoudien compte sur la France pour transformer Al-Ula et sa région du même nom, qui s’étend sur 22 000 kilomètres carrés, en destinations touristiques. Un coup dur pour la diplomatie culturelle bleu-blanc-rouge qui, près de cent ans après la création d’un service spécifique au Quai d’Orsay, ne semble avoir rien perdu de son panache.

« Acteurs français des secteurs public et privé » jouera un « rôle majeur » dans les domaines les plus variés, promet le texte signé. Création « un musée de classe mondiale », « développement de la gastronomie locale »promotion du commerce artisanal, conception d’un schéma directeur de la ville… le « soft power » dans toute sa splendeur, ce « douce puissance » au service d’un « une politique raisonnée du prestige international » qui permet d’influencer par d’autres moyens que la force, telle que définie par l’historien Guillaume Frantzwa (conférence à l’École des chartes, 1er février 2024, NDLR).

Arabie Saoudite : à Al-Ula, les splendeurs et les misères du soft power français

De bons marchés émergent pour les entreprises françaises. Le partenariat s’annonce d’autant plus fructueux que l’Arabie Saoudite assure l’intégralité du financement. Il faut marquer le coup : lorsque Mohammed Ben Salmane (surnommé MBS), le prince héritier saoudien, est venu à Paris pour la signature du traité, Emmanuel Macron lui a offert un dîner au Louvre et une visite en avant-première de l’exposition Eugène Delacroix.

L’ambiance est chaleureuse devant la pyramide, où les dirigeants posent sans cravate. L’image vaut de l’or pour le monarque saoudien. « Ce partenariat avec la France, première puissance culturelle mondiale, donne à son tour de la crédibilité à la puissance culturelle saoudienne »décrypte un acteur du dossier.

L’éperon du Louvre Abu Dhabi

Six mois plus tôt, un somptueux musée du Louvre ouvrait ses portes à Abou Dhabi, émirat voisin. De quoi donner envie à MBS d’acquérir également le label « culture française ». « Il y avait un problème de concurrence, les Saoudiens voulaient reproduire ce que les Emiratis avaient fait »se souvient de la même source.

MBS aura l’occasion de se confier à Emmanuel Macron en novembre 2017 lorsque, de retour de l’inauguration du Louvre au bord du golfe Persique, ce dernier fait une escale inattendue à Riyad pour évoquer le cas d’un protégé de la France : Saad Hariri, Premier ministre libanais démissionnaire ensuite, assigné à résidence dans la capitale saoudienne.

La discussion terminée, MBS raconte son rêve d’un «grand musée» Et « Parlez d’Al-Ula », rapporte une source. Personne, autre que votre pays, ne pourrait transformer la région en un pôle culturel, explique en substance le monarque. Emmanuel Macron est séduit.

Toujours pressé, le prince héritier compte profiter de l’occasion d’une visite à Paris en février 2018 – finalement reportée à avril – pour signer avec la France. L’Élysée s’adapte à son rythme et charge Gérard Mestrallet de formaliser le partenariat. L’ancien patron d’Engie connaît déjà l’Arabie saoudite pour avoir siégé, à l’époque, au conseil d’administration de la Saudi Electricity Company (SEC). En six mois, un projet de traité était rédigé. Un délai record.

La France a pu s’appuyer sur le savoir-faire acquis à Abu Dhabi. Le registre du Louvre avait déjà donné lieu à un accord intergouvernemental. Mais celui-ci concerne « uniquement » un projet de musée. Cependant, en raison de la rivalité, l’Arabie Saoudite voit plus grand. Le partenariat doit tout englober : l’agriculture, l’eau, le patrimoine… Une agence, sous forme de société par actions simplifiée, sera créée en France pour le mettre en œuvre : Afalula, d’une quarantaine de salariés, présidée par Gérard Mestrallet jusqu’à l’été dernier. et, depuis, par l’ancien ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian.

Les droits de l’homme, un non-sujet

En 2018 comme aujourd’hui, le caractère dictatorial du régime saoudien n’a jamais été perçu comme un obstacle. « Nous ne sommes plus au temps de Jimmy Carter »ironise un proche du dossier, en référence à la diplomatie de « préférence » pour les pays respectueux des droits de l’homme que le président américain (1977-1981) a voulu incarner.

Le pragmatisme gagne. « Si nous construisions des musées uniquement dans les démocraties, nous ne travaillerions qu’avec quelques pays. » » argumente un autre expert. Une ligne que même l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, moins d’un an après la signature de l’accord, ne changera pas. « Un accident industriel »résume, de manière cinglante, la même source.

Refusant de s’exprimer sur les droits de l’homme, Jean-Yves Le Drian préfère énumérer les succès du « co-construction » et « dialogue créatif » commencé il y a six ans entre la France et l’Arabie Saoudite. « A ce jour, 2,1 milliards d’euros de contrats ont été signés », il dit. Parmi les derniers en date, un contrat de 500 millions d’euros remporté par Alstom pour la construction d’un tramway entre la ville d’Al-Ula et les sites archéologiques.

Côté culturel, le bilan tricolore comprend notamment la création de la « villa Hegra », « Villa Médicis du Moyen-Orient », qui doit ouvrir ses portes en 2026 dans un immeuble sur pilotis créé par l’agence Lacaton et Vassal. Sélectionnés sur concours, ils complètent la liste des architectes français qui ont « signé » pour Al-Ula depuis 2018. Parmi eux, Jean Nouvel, pour un projet d’hôtel troglodyte, ou encore Lina Ghotmeh, pour un musée d’art contemporain, le cœur d’un ensemble de cinq établissements conçus par Afalula – les autres étant axés sur le basalte, la route de l’encens, le patrimoine et les chevaux.

Arabie Saoudite : à Al-Ula, les splendeurs et les misères du soft power français

Une activité comme le budget d’Afalula, de 30 millions d’euros par an depuis 2018, est passé à 60 millions en 2023, selon Mathias Curnier, directeur de cabinet de Jean-Yves Le Drian. « Les demandes saoudiennes sont devenues de plus en plus nombreuses »explique-t-il, justifiant par la même occasion le contrôle en cours de l’Inspection des Finances, demandé par son nouveau patron : « Il s’agit de vérifier que notre système de pare-feu est suffisant et en adéquation avec cette augmentation. »

« Le meilleur du savoir-faire français »

Les résultats sont peut-être nombreux, mais de nombreux observateurs les jugent décevants. « C’est catastrophique : avec cet accord, supérieur à celui du Louvre Abu Dhabi, c’était le jackpot assuré, mais nous ne jouons qu’un rôle secondaire », regrette un témoin. Exemple avec le Centre Pompidou. En novembre 2023, elle a scellé un partenariat dans le cadre duquel elle « apportera son expertise scientifique et technique à la formation du personnel » du futur musée d’art contemporain et pourra « intervenir pour soutenir l’organisation de la programmation ». Un simple soutien, loin du rôle « majeur » promis à la France.

« Nous aurions dû être les opérateurs avec un programme sur dix ou vingt ans ! s’exclame un connaisseur. Au moins dans le domaine des musées, la France aurait dû conserver un rôle de pilotage. »

Méfiance après la romance

Mais Paris doit faire face à une forte concurrence anglo-saxonne, qui a souvent les préférences d’Amr Al Madani. Cet ingénieur formé outre-Atlantique préside la Royal Commission for Al-Ula (RCU). Il était l’interlocuteur d’Afalula jusqu’à son arrestation en janvier dernier, soupçonné de blanchiment d’argent lors de ses précédentes activités.

« Madani s’est assis sur l’accord dès la première semaine », rapporte une source. À partir de mai 2018, il écrit un article dans leJournal d’art révélant ses dispositions envers la France. « L’Arabie Saoudite travaillera avec le monde entier, et pas seulement avec la France, pour rendre son patrimoine culturel accessible à tous »il prévient.

Comment expliquer que la méfiance s’installe si vite après l’idylle ? Une naïveté de Paris, peut-être, qui n’a pas compris que « MBS voulait donner une cerise à la France mais pas tout le gâteau » comme l’analyse un bon connaisseur. Un souci de l’Arabie Saoudite, aussi, de rester fidèle à son histoire de pays jamais colonisé et ne dépendant d’aucun partenaire. Enfin, un manque d’entêtement, du côté français, dans la défense du drapeau. « Gérard Mestrallet avait une vision « client roi » » où un « approche cocarde » est nécessaire, note une source.

Parmi les désillusions, un « fonds de dotation  » prévu par l’accord : complété par Riyad, il devait soutenir le patrimoine français. Mais six ans plus tard, le fonds reste lettre morte. « Il n’est pas encore activé mais les discussions sont désormais bien avancées et une signature est attendue prochainement »assure Jean-Yves Le Drian.

Selon nos sources, le traité ne précisait pas le montant de ladite somme, qui devait avoisiner les 700 millions d’euros, pour laisser Emmanuel Macron l’annoncer lors d’un voyage en Arabie Saoudite. Mais, prévue fin 2018, celle-ci n’aura pas lieu en raison de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Depuis, Français et Saoudiens cherchent « un accord autour d’un signe » du fonds, rapporte une source proche des discussions.

Riyad pourrait donc choisir les sites financés. Ce qui indigne un observateur : « Les Saoudiens pourront participer aux décisions concernant le patrimoine français, un domaine souverain ! » Un domaine souverain que l’Arabie saoudite n’a jamais eu l’intention de céder.

—–

Relais d’huile

Afin de trouver des relais pétroliers, Mohammed Ben Salmane, le prince héritier d’Arabie Saoudite, a développé un  » vision «  qui prévoit, d’ici 2030, le développement d’autres secteurs économiques.

Parmi eux, le tourisme et la culture, qui devraient attirer 1,2 million de visiteurs par an. dans la région d’Al-Ula à partir de 2030, contre 180 000 en 2023.

Le choix de placer la région d’Al-Ula au centre de la stratégie touristique nationale s’explique par la présence de riches vestiges archéologiques, largement hérités de la civilisation nabatéenne, passée sous contrôle romain en 106 après JC. ANNONCE

Gérard Truchon

An experienced journalist in internal and global political affairs, she tackles political issues from all sides
Bouton retour en haut de la page