l’arrestation de la militante antiraciste Saadia Mosbah ravive les craintes de la communauté noire
« Je suis toujours sous le choc. Même sous la dictature de Ben Ali, ils n’osaient pas faire ça », confie Huda Mzioudet, chercheuse tunisienne et militante antiraciste, visiblement émue. Saadia Mosbah, présidente emblématique de l’association Mnemty (« mon rêve »), engagée contre les discriminations raciales en Tunisie, a été arrêtée, lundi 6 mai, et placée en garde à vue pour une durée de cinq jours, conformément à la loi sur la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent.
Arrêté le même jour, Zied Rouine, directeur des projets de l’association, a été libéré mardi. « Ils nous ont interrogés sur nos financements et nos activités et ont voulu identifier les bénéficiaires », a-t-il déclaré quelques heures après sa libération, rappelant que depuis début mai, plusieurs membres de Mnemty ont été la cible d’une campagne de harcèlement et de diffamation sur les réseaux sociaux. L’organisation est notamment accusée d’avoir participé à un complot visant à faciliter l’installation de migrants subsahariens en Tunisie. « Il n’y a pas de place pour des associations qui pourraient remplacer l’Etat »a lancé lundi le président Kaïs Saïed, qualifiant les dirigeants de ces associations de « traîtres » et D’« agents ».
Figure de proue de la lutte contre le racisme en Tunisie, Saadia Mosbah, 64 ans, est née à Bab Souika, un quartier de Tunis. Son père était originaire du gouvernorat de Gabès (sud). « Mes ancêtres paternels seraient originaires de Tombouctou, au Mali »elle s’est confiée en 2015 à HuffPost Maghreb. Au cours de ses plus de trente années de carrière comme hôtesse de l’air puis chef de cabine pour la compagnie aérienne nationale Tunisair, elle a été régulièrement confrontée au racisme de la part des passagers et de ses collègues. « En Tunisie, c’est quelque chose de silencieux, de rampant »elle a expliqué.
Son frère, le célèbre chanteur Slah Mosbah, et sa sœur, Affet Mosbah, ont également dénoncé les discriminations sous le régime de Ben Ali. A cette époque, Saadia Mosbah avait tenté à deux reprises de lancer son association, mais elle s’était heurtée au refus des autorités, qui niaient l’existence de discrimination raciale. « La famille Mosbah parlait de racisme bien avant la révolution, à une époque où tout le monde avait peur de parler », se souvient Huda Mzioudet, qui avait rencontré pour la première fois le président de Mnemty en avril 2011, lors d’une émission de la chaîne internationale de Radio Tunis (RTCI) consacrée au racisme. A l’époque, la parole se libérait peu à peu grâce à la révolution.
Descendants d’esclaves
Mnemty est né en 2013 pour lutter contre les discriminations raciales et dénoncer la faible représentation dans les institutions des Tunisiens noirs, une minorité représentant environ 15 % de la population et majoritairement composée de descendants d’esclaves. Mais deux ans après le lancement de l’association, une altercation oppose Saadia Mosbah à un pompiste de Tunis. « Je ne vais pas gonfler les pneus d’un wusif » (femme de chambre noire), objecte l’employé de la station-service. La dispute verbale a dégénéré en agression physique, la militante et son fils se retrouvant tabassés par trois pompistes.
Mais Saadia Mosbah ne lâche rien. Son engagement ouvre la voie à l’adoption par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) d’une loi historique contre les discriminations raciales le 23 octobre 2018 – une première dans le monde arabe. Avec ce texte, les propos racistes sont désormais punis d’une peine maximale d’un an de prison et d’une amende pouvant aller jusqu’à 1 000 dinars (297 euros). La peine est plus lourde – jusqu’à trois ans de prison et 5 000 dinars d’amende – pour « incitation à la haine », « menaces racistes », « la diffusion et l’apologie du racisme », là « création » ou la « participation à une organisation soutenant clairement et de manière répétée la discrimination ».
Cette avancée législative vaut à Saadia Mosbah une certaine notoriété à l’étranger. La presse internationale la cite souvent et, en août 2023 à Washington, elle reçoit un prix des mains d’Antony Blinken, le secrétaire d’État américain, couronnant son combat contre le racisme.
Ces progrès seront cependant mis à mal par le nouveau contexte migratoire qui voit des milliers d’Africains subsahariens bloqués en Tunisie par des politiques restrictives d’accès à l’Europe. La plus grande visibilité de ces migrants dans les villes du pays, à Sfax notamment, suscite de violentes réactions. Saadia Mosbah et d’autres militants antiracistes font régulièrement l’objet de campagnes diffamatoires hostiles à la présence de noirs subsahariens sur le territoire, les accusant d’en être à l’origine.
« Personne n’est épargné »
Ces accusations de complot ont pris de l’ampleur fin 2022, lorsque le Parti nationaliste tunisien, un groupuscule aux idées xénophobes, a lancé une campagne contre la présence de migrants subsahariens, en s’appuyant sur des théories d’extrême droite comme celle du « grand remplacement « . En février 2023, le président Kaïs Saïed a repris cette idéologie, évoquant l’existence d’un « plan criminel visant à modifier la composition démographique » du pays et affirmant que « Certaines personnes ont reçu de grosses sommes d’argent pour accorder la résidence à des migrants subsahariens ».
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Le discours du chef de l’Etat a donné lieu à une série d’attaques et d’expulsions de subsahariens, plusieurs milliers d’entre eux étant refoulés vers les frontières algériennes et libyennes, en plein désert. « Le mode opératoire du régime est toujours le même : lancer des campagnes sur les réseaux sociaux avant de frapper fort »dénonce Sana Ben Achour, professeur de droit public et militante féministe, pour qui le régime ne cible pas seulement les migrants subsahariens, mais aussi les Tunisiens noirs et les acteurs de la société civile qui les soutiennent. « La Tunisie est devenue un pays fasciste, personne n’est épargné »elle dit.
Encouragé au plus haut niveau de l’État, le climat anti-migrants touche, à son tour, les Tunisiens noirs. Après la loi de 2018, la désillusion est cruelle. « Les événements récents nous ont fait reculer de 177 pas, soit autant d’années depuis l’abolition de l’esclavage et de la servitude en Tunisie. Comme s’ils avaient annulé et effacé tout ce qui avait été accompli auparavant.a déclaré Sana Ben Achour en avril 2023 à la révision judiciaire L’agenda juridique : « Les cicatrices et les impacts de ces campagnes ne seront effacés qu’après des décennies. Il est très difficile pour les Noirs de surmonter l’ampleur du choc qu’ils ont vécu, ainsi que pour les personnes non noires qui ont aidé les victimes et ont été témoins des violations subies. »
En proie à une profonde dépression depuis plus d’un an, Huda Mzioudet confirme ce constat : « Je ne me suis jamais senti aussi aliéné, aussi déraciné. J’ai toujours le drapeau tunisien dans ma chambre, mais la Tunisie ne nous aime pas. » L’arrestation de Saadia Mosbah a encore ravivé ses craintes : « Je me sens impuissant, mais j’espère que les Tunisiens qui ont un minimum de bon sens se démarqueront de ce régime, car après les noirs, d’autres catégories seront visées. Ce régime a déclaré la guerre à son propre peuple, mais nous ne céderons pas, nous n’avons plus peur. »