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Larmes sans conscience – Causeur

Dans son dernier essai, Pascal Bruckner s’attaque aux rentes mémorielles et aux « tricheurs mémoriels ».


Détourner le fameux cogito de Descartes – Je pense que oui, je le suis – Pascal Bruckner, titre son livre Je souffre donc je suis, annonce les changements anthropologiques de notre époque. Si le christianisme qui, dans le sillage du judaïsme, a donné à la victime innocente ses lettres de noblesse, s’il a même fait de lui un Dieu souffrant et a doté la civilisation chrétienne d’une morale du prochain, force est de constater que nous vivons aujourd’hui un « christianisme pervers » qui ne cesse de remonter le temps pour établir les râles des uns et la culpabilité des autres.

Faisant fi du pardon, l’humanitarisme en deuil privilégie la posture de victime et, comme René Girard a très bien compris que l’auteur le rappelle ici, des rivalités mimétiques créant des rivaux pour la place de l’élu dans le malheur général. Celle-ci ayant été occupée un temps par Auschwitz, sorte d’horizon indépassable, la foule se presse à la porte pour réclamer qu’elle change d’emplacement.

Nihilisme de la victime

Comme «Un certain féminisme nord-américain voit Dachau dans l’industrie du porno introduite dans la chambre à coucher», Pascal Bruckner affirme que « ce n’est plus l’oubli qui s’impose arracher Auschwitz, mais le kidnapper par les voyous de la mémoire. D’une autre manière, les décoloniaux, estimant que l’esclavage était un mal bien plus grand, nivellent la Shoah et en font un détail dans « l’histoire de l’impérialisme occidental ». Jacques Vergès, au procès Barbie, n’hésitera pas à dire que « Le nazisme n’est que l’envers du colonialisme « . Quant aux islamistes, ils estiment mériter infiniment plus. le vêtement de lumière » de victime absolue que les Juifs, inévitablement devenus des tortionnaires. Ils prétendent donc substituer l’islamophobie à l’antisémitisme, mais « l’affirmation est fausse, elle suppose que l’antisémitisme a disparu dans notre climat, ce qui est inexact comme en témoignent les douze citoyens juifs français tués par des islamistes radicaux au cours des vingt dernières années..

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De plus, comme « La rédemption chrétienne est remplacée par la réparation. confiés aux bons soins de la Loi, les plaintes pleuvent et se pervertissent en « rente commémorative » sur un nombre infini de générations. Le blâme ne s’arrête jamais, et la dette non plus. Dans le manifeste du Parti Indigène de la République, publié en 2005 et cité par l’auteur, il est dit que « La France était un Etat colonial (…) La France reste un Etat colonial. » Depuis des siècles et des siècles, je vous le dis ! Dès lors, la victime ou le descendant de victime est condamné à le rester pour le reste de sa vie et à passer le relais à ceux qui lui succèdent. «  Parce qu’une victime qui réussit reste une victime qui porte le poids stigmates de sa condition ». Il va sans dire qu’à aucun moment Pascal Brukner ne nie qu’il y ait des victimes ; c’est l’esprit de victimologie qui est ici en cause, le ressentiment éternel, le nihilisme qui va avec, et l’impossibilité pour la victime justement de cesser d’être victime !

Sans compter que la victime peut choisir parmi les torts ceux qui lui rapportent le plus ; comme l’Algérie, qui ne cesse d’accuser la France de son malheur mais ignore radicalement les trois siècles d’occupation ottomane…

Avantages secondaires

La contrepartie de l’éternelle victime sera le coupable implacable, qui combat sa culpabilité avec un bénéfice secondaire : « La culpabilité postcoloniale est un symptôme de notre perte d’influence, la dernière tentative des anciens dominateurs de penser qu’ils comptent. » Une sorte de complexe de supériorité qui interdirait à l’Autre de pouvoir faire le mal et l’infantiliserait par la même occasion…

Autre changement notable : la victime prend progressivement la place du héros. Le philosophe en veut pour preuve la proposition faite par François Hollande de donner la Légion d’honneur à titre posthume aux massacrés du Bataclan. Le Grand Chancelier a exprimé son désaccord. Depuis sa création, cette récompense est décernée à ceux qui ont combattu pour la France et non à ceux qui ont été abattus, même en son nom ! Et cette tendance est devenue tellement importante qu’il n’y a plus d’incident qui ne bénéficie de sa « cellule psychologique » et, lorsqu’il n’y a pas à proprement parler d’incident, on va en quelque sorte l’anticiper : « En octobre 2016, les passagers d’un vol Djerba-Paris qui ont dû faire demi-tour en raison d’un problème technique (…) se sont constitués en association pour réparer leurs « dégâts d’anxiété » ! Des « microagressions » vont ainsi émerger : « À l’Université de New York, un numéro de téléphone permet appeler anonymement et lancer une enquête sur tel ou tel enseignant », encourageant au passage un formidable esprit de dénonciation. A tout cela, Pascal Bruckner oppose le rappel du drame au sein de notre condition et un stoïcisme plus que de mise si l’on ne veut pas finir en paresseux récriminateur. Car c’est bien ce profil qui s’impose aujourd’hui et que Bernanos a si bien résumé : « Ils ont le ventre mou et le cœur dur. »

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Sans compter qu’à vouloir réparer le passé, c’est le présent et l’avenir qui sont compromis, et qu’on oublie d’être contemporain de notre époque. Combien de personnes se plaignent de l’esclavage d’il y a trois siècles, et qui restent merveilleusement indifférentes à celui d’aujourd’hui ?

Enfin, l’écrivain, dans une page magnifique empruntée cette fois à Péguy, dit la nécessité de l’Histoire pour corriger les effets de la Mémoire. L’auteur de Notre jeunesse «  distingue la mémoire, verticale, de l’histoire, horizontale, et même les dit à angle droit : la première est une profondeur émotionnelle qui vient directement du passé, la seconde aplatit et fait passer les faits dans revoir. Si la mémoire condamne et terrasse, l’histoire profane, explique et réconcilie.. Au devoir de mémoire qui sature les esprits et qui dit « je souffre », l’écrivain philosophique nous invite à un devoir d’histoire où le « je pense » retrouverait sa vertu.

Je souffre donc je suis : Portrait de la victime en hérosGrasset, 320 pages.

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